Les documentaires situés en Afrique font grise mine, en ce moment, dans les salles françaises. Après avoir subi la promotion délirante du making-of misérabiliste Benda Bilili !, on creuse encore le fond du trou avec Mugabe et l’Africain blanc, document « undercover » dont le discours et les méthodes n’ont rien à envier aux pires reportages produits par Charles Villeneuve pour TF1. Soit deux films censés s’intéresser au continent africain, mais où n’existe de celui-ci qu’un fantasme flattant, sous leur forme moderne, un ethnocentrisme et un racisme aussi pérennes et tenaces que la mauvaise herbe.
Chasse au croquemitaine
Avec Mugabe et l’Africain blanc, on sait au moins que la France n’est pas la seule à continuer de mal digérer la fin de son empire colonial. Celui-là nous vient du Royaume-Uni, pays dont la vitrine multiculturelle pouvait faire naïvement penser qu’il était à l’abri de ce retour du refoulé. Le film fait son miel de la spoliation actuelle des fermiers blancs du Zimbabwe, décidée par le pouvoir despotique tenu depuis 1987 par Robert Mugabe. L’intérêt des Britanniques pour leur ancienne colonie est d’autant plus émotionnel qu’ils sont les cibles privilégiées de la propagande et des décisions internationales du régime zimbabwéen, qui a même retiré le pays du Commonwealth en 2003.
Présenté comme un documentaire, Mugabe et l’Africain blanc n’est cependant pas là pour informer ou éclairer le réel : c’est un tract à charge. Pour autant, s’appliquerait-il à défendre un point de vue ? Ce serait généreux de le dire, l’idée de départ n’étant que le constat tiré de la consultation la plus élémentaire des médias internationaux : Mugabe et sa clique sont des crapules qui saignent le pays en se posant en libérateurs. Le film n’existe que pour stigmatiser ce croquemitaine évident. Et pour lui, tous les moyens sont bons : choix d’une histoire édifiante (une famille de fermiers spoliés porte courageusement son cas devant une cour d’arbitrage pour l’Afrique méridionale), combat érigé en lutte Bien/Mal avec sentences en vigueur (« le mal ne triomphe que grâce à l’inaction des hommes de bien » etc.), parallèles entre le régime de Mugabe et le régime nazi, compassion des proches restés en Angleterre, et autres pièces d’artillerie lourde qui auraient aussi bien convenu à de la télé-réalité.
Le Zimbabwe n’existe pas
Ce qu’il y a de plus abject dans cette façon d’ « habiller » ainsi les faits, c’est qu’en ne cessant jamais de prétendre ainsi alerter sur le réel, les auteurs ne font que nier celui-ci. Dans ce récit cherchant à tout prix la lisibilité d’un scénario hollywoodien, le Zimbabwe, le vrai dont le film est censé capter la situation, n’a aucun droit à l’existence. Il n’est qu’un accessoire, un ensemble de décors et de personnages secondaires pour le scénario. Au fond, Bailey et Thompson se moquent bien du Zimbabwe, auquel ils préfèrent de loin l’impact émotionnel de leur petit mélo allégorique based on a true story. Planqué derrière sa noble cause et sa certitude d’émaner d’un esprit démocratique, Mugabe et l’Africain blanc relève en fait de l’envers symétrique colonial de la propagande du dictateur : même relecture des faits à l’emphase malhonnête ; même volonté de briser l’adversaire par les artifices de langage les plus grossiers ; surtout, même négation de la réalité de l’autre, relu par le prisme totalitaire du discours à tenir.
Il faut voir, notamment, comment le choix des interventions du documentaire use et abuse du qualificatif de « raciste » comme anathème sur les lois de spoliation. Le mot, pour les auteurs, n’est qu’une étiquette d’infamie qu’il s’agit d’asséner à l’envi comme autant de coups de marteau pour s’assurer que le clou rentre bien — c’est à peine si on prête un vrai sens à ce mot, dont on se contente de motiver l’emploi par le fait qu’il s’agit de lois promulguées par des Noirs et visant des Blancs. Encore une fois, cela se passe dans un contexte fictionnalisé et aveugle au réel. Il est tout de même ahurissant d’entendre qualifier le contexte zimbabwéen actuel de « raciste » sans même une seule fois contextualiser la chose, comme mentionner un bout d’histoire de ce pays marqué depuis longtemps par cette mentalité, depuis la colonisation sous le nom de Rhodésie jusqu’à nos jours en passant par le régime de Ian Smith (1965 – 1980) proche de l’apartheid. Le racisme le plus concret dans ce film, c’est lui-même qui la pratique, dans la stricte division de son petit monde en cases bien distinctes : il y a les Blancs, forcément victimes ; les méchants Noirs, ceux qui veulent déposséder les Blancs ; et les gentils Noirs, ceux qui travaillent pour les Blancs, lesquels les traitent avec un paternalisme dégoulinant approuvé par la caméra. Le titre même prend un sens atroce. « L’Africain blanc » du film, le fermier, est celui qui possède légalement la terre ; il est le seul que le film qualifie de ce nom. Les autres, les Noirs, quand ils ne travaillent pas la terre pour lui, veulent la lui voler ; eux n’auront aucun droit à être qualifiés d’autre chose que d’émanations de l’affreux Mugabe. Ainsi, le Blanc a droit à la terre d’Afrique, pas les autres ! C’est ainsi qu’à travers la figure de croquemitaine de Mugabe, le film finit en vérité par flatter une figure collective fantasmatique (la représentation des Africains) propre à assouvir les instincts les plus glauques de son public européen : envie de sensationnel, certitude de supériorité vis-à-vis de cet autre si lointain et si violent, auquel on avait finalement bien rendu service en venant exploiter la terre. Le dictateur peut se frotter les mains : lui qui a déjà repris à son compte la figure de Hitler auquel on l’a stupidement comparé, trouvera dans ce tract nauséabond son meilleur argument de propagande.
Le refoulé des hommes de bien
Pas sûr, cependant, que les fermiers blancs soient vraiment mieux lotis que les autres dans cette sinistre manipulation audiovisuelle, en termes d’attention et de droit à être autre chose que des personnages creux d’une allégorie moisie. Le film est censé suivre les courageux opposants en caméra cachée, sous la menace permanente d’une arrestation. Or, c’est précisément lors d’une séquence chez des proches en Angleterre, bien en sécurité, qu’on apprend que hors champ, dans ce Zimbabwe lointain, les fermiers ont été gravement molestés. Où étaient les réalisateurs à ce moment-là ? On n’en saura rien, mais dans cet évitement bien opportun, on sent alors les victimes aussi abandonnées que les autres à leurs rôles par ceux qui jouent avec leur drame.
Le mal ne triomphe que grâce à l’inaction des hommes de bien, nous rappelle-t-on. Qu’on nous permette de compléter : le mal existe avant tout dans le refoulé des hommes de bien. Et pour refouler, ce film-là n’est pas en reste.