Rwanda et cinéma riment souvent avec cata. Shooting Dogs de Michael Caton-Jones ou J’ai serré la main du diable de Roger Spottiswoode ont prouvé l’incapacité des images à rendre compte de l’horreur du génocide. Philippe Van Leeuw a emprunté des chemins de traverse avec Le Jour où Dieu est parti en voyage, ouvrant ainsi la voie de l’exploration du chaos par la petite porte, celles des individus et non des marées humaines, machettes et fusils au vent. Prenant acte de cette observation, Lee Isaac Chung nous parle de génocide mais sans en montrer une image et en plaçant le curseur près de quinze ans plus tard, loin du tumulte.
Qu’est-ce qu’un Tutsi et un Hutu de dix-sept ans peuvent partager en 2006 ? Des remontrances ou des frustres bousculades ? Que nenni : des papouilles ! Le long d’une route cabossée s’éloignant de Kigali, ils marchent, presque enlacés, complices et rieurs. À pieds et à bord de vieilles remorques accostées en stop, ils se dirigent droit vers le village de l’assassin des parents de Munyurangabo. Sur la route se profile l’ancien village de Sangwa, étape toute trouvée sur le chemin de la vengeance. La mère de Sangwa est ravie du retour de l’enfant perdu, le père moins : on n’abandonne pas sa famille pour la ville impunément. Choyé par sa mère et progressivement ré-adopté par son père, Sangwa n’a plus cœur à suivre son ami. Censé passer quelques heures au village, les deux compères y séjournent plusieurs jours, provoquant ainsi le courroux du père, peu heureux d’héberger un ressortissant de la tribu ennemie. La machette dans son sac, Munyurangabo ronge son frein, nourri par le ressentiment haineux et la camaraderie forcément suspecte. Sangwa, de son côté, semble dépassé par les événements.
Le caractère quelque peu dérisoire de cet épiphénomène face aux événements illustre la volonté du réalisateur d’user d’un dispositif particulier, plutôt inédit dans le cadre du corpus « génocide rwandais » : le faste macabre des reconstitutions à grande échelle n’est pas l’objet du film. Par sa double appartenance culturelle, le cinéaste américano-coréen est sensible aux problématiques interculturelles, celles qui dilatent l’identité en autant de composantes diverses se mêlant, s’entrechoquant… Si la réunion de ressortissants hutus et tutsis dans la même paire d’amis – fusionnels, ils ne font quasiment qu’un – répond sans doute à ce besoin de brassage, elle est surtout l’illustration d’une réflexion plus large sur les possibilités et les limites du raccommodage ethnique.
Accompagnant sa compagne en mission humanitaire au Rwanda, Lee Isaac Chung s’est posé cette question en se confrontant aux modes de vie de Kigali et aux ateliers de mise en scène qu’il a organisé au sein des quartiers de la capitale rwandaise. C’est à partir de ce projet que s’est échafaudé, pierre après pierre, l’idée d’un long-métrage mettant à contribution des acteurs amateurs issus des ateliers ou de la rue, et misant sur l’improvisation créative. Les prises de vues relèvent de l’éthique du cinéma-direct : proches des visages comme pour mieux les sonder, son synchrone et longs plans-séquences non tronqués. On est loin de l’outrecuidance morveuse d’un cinéma hollywoodien en croisade et du décorum habituel d’une Afrique plus fantasmée qu’aimée. Une telle démarche ne garantit en rien de la qualité du film, on pointera avec facilité la relative naïveté et la maladresse de l’ensemble, mais elle confère au long-métrage un relent plaisant de liberté créatrice et d’aspiration citoyenne bien requinquantes.
En filigrane se tisse autour du projet le motif de la mémoire, ou plutôt d’un passé immanent, ressurgissant sans cesse à la figure d’un présent contraint. Tapis dans l’ombre des inconscients, le génocide et sa barbarie dictent encore aujourd’hui les agissements de la population rwandaise. La petite histoire de l’exil vengeur des deux enfants en reflète bien les contours : malgré les tentatives innocentes de réconciliation (les deux amis sont à peine conscients de leurs appartenances tribales), le passé les rattrape et les isole (les anciens ne supportent pas cette complicité contre-nature qu’il est nécessaire de décourager, voire d’annihiler). La petite histoire rejoint la grande, avec tact, sans surligner excessivement des antagonismes marqués par des traces tenaces. Au bout de la quête de vengeance se joue un duel entre l’apaisement et la vendetta, entre la reconstruction et le désarroi. À la toute fin du périple, lorsque Munyurangabo arrive seul au village, le poète Uwayo les remarque, lui et sa machette, sur le perron d’une petite auberge. Déclamant avec conviction sa foi démocratique, Uwayo fait résonner des mots d’unité et d’espoir dans un slam ébranlant les dernières aspirations vindicatives du jeune rwandais. Au bout du voyage, le renoncement est la dernière des solutions, le présent ne devant pas suppléer le passé dans ses atroces besognes. De la machette au slam, voilà sans doute le plus beau mouvement du film.