Johann, gardien au Kunsthistorisches Museum de Vienne attendant que les heures passent derrière le cordon de sécurité, rencontre Anne, Canadienne un peu perdue dans la capitale autrichienne venue pour visiter une cousine malade. De leurs errances et tentatives de compréhension du monde par l’art naît une amitié étrange et un film sensible parfois handicapé par une vision d’auteur un peu cloisonnée.
Enfermés au dehors et en dedans
Jem Cohen, réalisateur new-yorkais reconnu outre-Atlantique pour ses installations muséales, met en scène les paysages urbains depuis plus de trente ans en marge des productions classiques en studios. Son travail, en général relayé par la BBC ou Arte, sort, pour la première fois en France, sur grand écran. Chez Cohen, la marginalité n’est ni un mode de vie ni une pose artistique : elle est une autre naissance au monde, une intégration difficile à la sociabilité, à l’intimité et aux espaces. Dans Museum Hours, Anne est étrangère à l’urbanité viennoise, Johann s’y est habitué sans s’y être intégré. Elle débarque à Vienne pour rendre visite à une cousine malade ; lui a vaguement participé aux nouvelles vagues musicales des années 1990. Il est coincé derrière un fil et s’attarde de temps à autres devant les Brueghel et les Cranach ; elle ne parvient pas à faire sienne la ville. Le film dévoile en filigranes leur prise de conscience par l’amitié du monde extérieur et leur intégration progressive au dehors. Et, dès les premières images, on comprend la singularité du rapport au monde de chacun des protagonistes : ils ne sont ni l’un ni l’autre des spécialistes d’histoire de l’art, ils sont des regardants, des observateurs. La finalité de Jem Cohen est ainsi de les faire exister, d’en faire des sujets de regard et non plus seulement des êtres de passage et de contemplation. En cela, le métrage réussit assez bien la synthèse des mondes intérieurs et extérieurs de ses deux protagonistes. À l’intérieur du musée, le réalisateur se concentre sur la narration de ses observateurs face aux tableaux ; à l’extérieur, il crée un monde semblable, empli de sensations visuelles et sonores d’un espace urbain qui n’est ni décor ni scène. Vienne comme le musée ne sont pas des lieux de visite mais des lieux de compréhension, d’appréhension du monde : Johann et Anne finissent ainsi par tisser une intimité dans un café, dans la chambre d’hôpital de la cousine d’Anne, toujours loin des autres et toujours plus vivante néanmoins.
Les mouvements et les errances, du sujet à l’objet ?
Jem Cohen ne parvient cependant pas à éviter deux écueils qui n’enlèvent pourtant pas au film sa singularité profondément humaine : le premier, fréquent dans la mise en abyme artistique, est le didactisme. Alors que les deux êtres s’arrêtent chaque jour sur un nouveau tableau et tentent d’en retirer une représentation personnelle, Jem Cohen s’attarde parfois sur un gros plan descriptif doublé d’une voix off trop explicative. Les représentations du monde muséal se figent alors, tandis que tout le propos du film est de relier les lieux de passage et les lieux de vie quotidienne, les lieux d’observation et ceux d’ouverture, le regard et le corps en mouvement. Le deuxième écueil est celui de la vision d’auteur qui empêche parfois l’incarnation de l’autre : dans la chambre d’hôpital, c’est Anne qu’il filme seulement, faisant de son personnage une créatrice presque omnisciente, et laissant de fait la malade, absente à l’écran, dans la position d’objet, de tableau mourant qu’Anne regarde comme un être déjà inanimé. C’est sans doute la volonté d’éviter toute narration classique qui entraîne Jem Cohen lui-même à passer, dans ces courts moments, dans le monde de l’observation. Fort heureusement, ces séquences trop écrites sans doute n’effacent pas le sentiment très étrange qui ressort du film : de l’immortalité de la beauté à son intemporalité, la force des tableaux fait écho à la simplicité et à l’humanité d’Anne et Johann, à la profonde intimité qui relie ces deux passagers pour un temps. Fait de fantasmes et maintenu par une envie farouche, presque désespérée, ce lien reste fragile et ne parviendra pas à ouvrir leur cercle social. Jem Cohen reste en cela, malgré quelques approches plus descriptives, un bon capteur du fugace, des surfaces grattées, des envols momentanés de deux âmes qui tentent de renaître.