La dernière édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal fut l’occasion de constater une fois plus que les documentaristes n’avaient pas besoin d’aller très loin pour nous déciller le regard. On put y découvrir des films répondant à des défis autrement plus ambitieux : regarder les gens ordinaires, la vie quotidienne, en trouvant des formes aptes à accentuer leur présence ; renouveler notre attention au monde, par des moyens extrêmement variés : la durée (Über die Jahre), la matière de l’image elle-même (Un amour d’été, 88:88), la collecte de matériaux et leur montage (of the North, Counting), etc.
Trois cinéastes canadiens portaient ainsi des regards singuliers sur leur propre pays. Dans Un amour d’été, Jean-François Lesage filme ses voisins montréalais dans le parc du Mont-Royal. S’infiltrant auprès de différents groupes d’amis ou d’amants, le cinéaste prête attention à ces conversations de tous les jours où l’on interroge ses sentiments, ses désirs, et ceux des autres. Si ces paroles prennent ici toute leur ampleur, c’est qu’elles se déroulent intégralement dans un cocon nocturne, dont le cinéaste capte magnifiquement les lueurs propres. Qu’ils se détachent en silhouette sur le paysage végétal, qu’ils soient éclairés par le rougeoiement du feu ou par des reflets sur l’eau, ce sont alors les corps eux-mêmes, enjeux de ces discussions, qui sont rendus plus présents. Par la durée de ses plans, le cinéaste restitue en même temps une certaine langueur nocturne, ces soirées qui n’en finissent pas parce que l’on attend que quelque chose se passe, et ces moments où la parole ou la musique laissent place au silence.

Isiah Medina présentait quant à lui un premier long métrage prenant les réalités des plus concrètes pour matière d’une approche métaphysique du monde. Dans 88:88, le jeune cinéaste filme ses amis, son amoureuse, des moments et un environnement partagés, où les écrans pullulent et les problèmes d’argent rôdent. Il en transcende la banalité par un montage extrêmement complexe, associant le plus souvent différentes couches d’images retravaillées à plusieurs couches de son, généralement non synchrones, où l’on entend parfois des textes prononcés à mi-voix. Par ce bombardement de mots, de couleurs, par la structure pleine de boucles que le montage dessine, le cinéaste fait le lien entre l’extérieur et l’intérieur, le temps objectif et le temps subjectif, la réalité et son appréhension philosophique. Comme il le disait à l’issue de la projection de l’un de ses précédents courts métrages, également présenté dans le cadre du festival, il s’agissait pour lui d’affirmer le droit de penser, alors que différentes formes de discriminations semblaient le condamner à une passivité intellectuelle.
Procédant également par accumulation, Dominic Gagnon fait preuve de tout autant d’audace dans of the North : près d’un siècle après Nanouk l’Esquimau, il revient sur les terres jadis explorées par Flaherty en suivant une démarche tout à fait différente. En 2015, semble-t-il nous dire, nul besoin de jouer les explorateurs pour accéder à une expérience intime de l’Arctique : ses habitants nous la livrent d’eux-mêmes, elle est à la portée de quelques clics. C’est donc sur YouTube que le cinéaste va chercher les Inuits d’aujourd’hui. La démarche anthropologique est ici renversée : les Inuits n’ont pas besoin des étrangers pour êtres représentés, ils se montrent eux-mêmes dans des images moins politiquement correctes que celles émanant de regards extérieurs. La nature toujours imposante côtoie, dans le parcours que propose Dominic Gagnon, des images de divertissements plus ou moins innocents. Le cinéaste offre une relecture malicieuse de la vision archétypale des Inuits en montrant notamment la forme contemporaine que prennent la chasse et la pêche, qui paraissent soudain beaucoup moins innocentes que chez Flaherty. Par de constantes ruptures de ton, par la bande-son principalement constituée de chants de gorge traditionnels, il donne à ces images ordinaires une étonnante puissance poétique. La pertinence de ce geste est confirmée par les réactions violentes de certains spectateurs, apparemment choqués de voir des Inuits nus ou des Inuits ivres. Montrer aussi (et pas seulement) cette réalité est pourtant une façon de refuser une idéalisation condescendante ; c’est un évident témoignage de respect.

La façon dont l’on se représente soi-même est une thématique qui habite également le film posthume d’Albert Maysles In Transit, coréalisé avec Lynn True, David Usui, Nelson Walker et Ben Wu. Grimpant à bord de l’Empire Builder, qui relie Chicago à Portland et Seattle, les réalisateurs décrivent l’atmosphère particulière du train. Que le voyage représente pour les différents passagers un retour aux origines ou une impulsion chargée de faire bifurquer leur destin, ce non-lieu leur offre l’occasion de faire un pas de côté et de porter un regard distancié sur leur propre vie – auprès de leurs compagnons de voyage, d’inconnus ou encore pour eux-mêmes, par l’entremise de la caméra. Se baladant de rame en rame au cours de ce trajet qui peut durer plusieurs jours, la caméra saisit des êtres en apesanteur, mettant en récit leur parcours, ce dont ils ont hérité et ce qu’ils veulent, ce qu’ils sont réellement, comme si les injonctions du monde extérieur se faisaient ici plus légères, comme si chacun avait plus de facilités à identifier ses aspirations propres et à comprendre celles des autres.
Mais le train demeure un microcosme préservé, et, comme le fait remarquer l’un des passagers de In Transit, tout le monde n’a pas la chance de pouvoir changer de direction. Nikolaus Geyrhalter filme l’un de ces hors-champ dans Über die Jahre, déjà présenté en début d’année à la Berlinale et étonnamment peu montré depuis. Le cinéaste autrichien s’y intéresse à cinq de ses compatriotes, employés dans une usine textile d’un autre âge, les filmant juste avant que celle-ci ne ferme ses portes en 2002. Que vont devenir ces employés, qui semblent eux-mêmes être en décalage avec leur temps ? Le cinéaste ne se contente pas de méditer sur la question : il y répond très concrètement en retournant filmer chacun d’entre eux sur une période de dix ans. Au fil de ses trois heures, alors que les différents protagonistes cherchent plus ou moins à trouver un nouveau mode de vie, de nouvelles formes de travail, et y parviennent plus ou moins bien, Über die Jahre révèle le caractère extraordinaire de chacune de ces personnes, auxquelles le début du XXIe siècle accorde si peu de valeur. Le cinéaste coupe court à l’apitoiement dans lequel nous risquions de nous complaire en leur posant une question inattendue : « Ces dernières années ont-elles été heureuses pour vous ? » On aurait bêtement pu croire que la réponse était évidente, quand les années en question ont été dévouées à un labeur encore plus éprouvant que le précédent, ou à la simple survie de ses proches. Pourtant, alors que la société semble poursuivre son évolution sans eux, les cinq anciens employés de l’usine textile ne s’estiment pas plus mal lotis que d’autres. On ne sait s’il faut en sourire ou en pleurer. Geyrhalter aura en tout cas donné un visage à l’injustice ordinaire à l’ère postindustrielle, avant que de nouvelles formes d’oppression ne finissent de s’y substituer.

Autre témoignage d’une époque bientôt révolue : le film de Jem Cohen Counting, présenté au sein d’un programme intitulé « L’œil du photographe », s’attache à la notion disparaissante d’espace physique. Qu’il soit chez lui, à New York, ou ailleurs – en Turquie, en Russie – le cinéaste observe les lieux par le prisme de la contingence : tel objet abandonné sur la chaussée et ballotté par le vent, telle passante aux actes étranges dont le sens ne peut être qu’imaginé, tels reflets qui s’entremêlent dans la vitrine d’un restaurant. Il organise ces fragments en chapitres de durées variables, de tonalités diverses. Une façon d’affirmer l’existence comme présence dans un lieu précis et perception de ce lieu, comme fait d’avoir été ici et pas ailleurs, et de trimballer toutes ces présences dans une mémoire qui les ingurgite, les recompose, et détermine la suite du parcours. Une façon aussi de se rappeler que l’environnement n’est pas une donnée, mais une recréation de chaque instant par nos sens, en même temps que lui-même ne cesse de nous modeler. C’est ainsi non seulement l’espace concret (par opposition à l’espace virtuel) mais aussi la notion même de corps qui se trouve réaffirmée : je suis ici donc je suis. Conserver la trace des lieux qu’il traverse permet au cinéaste de donner forme à l’intime, de prouver que nous existons encore dans cet espace qu’est le monde physique.

Mark Lewis pousse, lui, encore beaucoup plus loin le décentrement du regard. Son long métrage Invention, compilation de plans-séquences précédemment tournés à Toronto, São Paulo et au Musée du Louvre à Paris, reconfigure les espaces urbains. Dans la lignée de l’œuvre de Michael Snow, Mark Lewis transfigure la ville à travers une série de points de vue non-humains, qui semblent faire perdre aux marbres et aux granits toute leur solidité. Une caméra vole au-dessus d’une rue de Toronto, où les voitures roulent d’avant en arrière, au ralenti ; des passants affairés déambulent tête en bas, tandis que leurs ombres évoluent face à nous ; la descente d’un escalier en colimaçon produit des effets d’optiques psychédéliques. Filmant les tableaux du Louvre sous différents angles, qui déforment plus ou moins les personnages peints, le cinéaste pointe par ailleurs l’artifice de l’image, qui n’est ressemblante que sous un certain angle, et, par ricochet, la bidimensionnalité que le cinéma partage avec la peinture. Mais l’image cinématographique n’est-elle pas aussi fausse lorsqu’elle converge avec nos perceptions quotidiennes que lorsqu’elle s’en éloigne ? N’est-elle pas même plus vraie que nos propres perceptions, car mécanique, « objective » ? Les images virtuoses de Mark Lewis questionnent autant notre expérience de l’espace que notre rapport à la représentation.
Alors que l’exotisme et le sensationnalisme excitent encore un certain nombre de producteurs et de diffuseurs, les RIDM nous rappelaient ainsi, avec ces quelques films et bien d’autres encore, qu’il n’est pas nécessaire de partir à l’autre bout du monde ou de filmer des horreurs pour renouveler notre façon de voir. Il suffit, manifestement, de croire que ce(ux) qui nous entoure(nt) ne va pas de soi.