Dans la lignée du brillant Tomboy de Céline Sciamma et d’À ma sœur de Catherine Breillat, My Skinny Sister, premier long métrage de Sanna Lenken, nous plonge avec humour et sensibilité dans le microcosme d’une vie adolescente complètement dominée par le corps, ses désirs, et ses angoissantes perturbations – « un univers de chrysalides – avec leurs tendances particulières, leur nature, leurs besoins », comme l’écrivait Sheridan Le Fanu dans son roman Carmilla. Dans une trame autobiographique pleinement assumée (Sanna Lenken a été elle-même anorexique), la réalisatrice y suit pas à pas la boulimie du personnage de Katja (Amy Deasismont), une brillante patineuse de seize ans, à travers le regard de sa petite sœur Stella (Rebecka Josephson), douze ans, admirative de sa sœur au point de l’imiter en tout.
Ici le désir et l’alimentation sont intimement liés – pour découvrir la saveur d’un baiser, Stella et une amie enfoncent leurs langues dans la chair d’une tomate ; dans une scène de cannibalisme symbolique, la fillette mord à pleines dents dans un œuf où le prénom de sa sœur est écrit en toutes lettres. Ce que Stella voit et aime, elle désire instantanément l’absorber, se l’approprier, l’assimiler comme un aliment. Stella est donc, elle aussi, un personnage boulimique. La nourriture est omniprésente, obsédante – au fond le film est une série presque ininterrompue de grignotages, goûters et dîners de famille. Elle est le fil directeur traçant à la fois l’évolution de la maladie de l’aînée, se nourrissant de moins en moins, et celle d’une progressive affirmation de soi chez la cadette, qui continue à manger avec plaisir.
Un charmant et burlesque appétit de vivre
Stella vit donc comme elle mange. Son appétit vorace pour le monde des grands a quelque chose de si aveugle et compulsif qu’il en devient comique. La faible profondeur de champ – hélas systématique et agaçante – est à hauteur de vue de cette fillette qui ne se voit pas telle qu’elle est, allant jusqu’à se raser une moustache imaginaire, ignorant les vacillements de son petit corps rondelet sur ses patins à glace, draguant même l’entraîneur de sa sœur âgé de vingt-trois ans de plus qu’elle. Petite bombe d’humour carnavalesque, elle inverse ainsi les situations les plus graves avec un aplomb sans faille. À la manière d’Ernst Lubitsch, les scènes de séduction avec le trentenaire mêlent habilement le suspense au comique, le brave homme ne comprenant rien aux propositions effrontées et loufoques de la petite. Le film doit beaucoup au visage lunaire hyper expressif de l’actrice Rebecka Josephson sur lequel la moindre émotion, l’émerveillement comme le rire, explose instantanément comme un astre en fusion.
Cauchemar et salut du corps adolescent
L’on pourrait reprocher à My Skinny Sister son jeu caricatural d’opposition entre la petite fille au visage poupin et la silhouette gracile de son modèle filant sur la glace comme une étoile, souvent filmée à distance dans un contre-champ inaccessible. La mise au point refuse même souvent aux deux personnages une netteté simultanée à l’écran, comme si elles ne partageaient jamais le même monde. Ainsi Katja est un personnage au corps souffrant bien plus pathétique que sa sœur. Mais il s’agit avant tout de montrer comment le corps et ses incontrôlables détraquements peuvent devenir inquiétants. La silhouette frêle de l’aînée est un lieu de mystère aux yeux de la curieuse Stella, le cœur d’un sombre secret toujours un peu plus caché derrière le hors-champ d’une porte de WC. Ses entraînements de plus en plus obsessionnels et malsains en font un terrifiant pantin à la mécanique déréglée, perdu dans une folle course vers la mort, dont le patinage survolté entoure Stella en travelling circulaire comme une dangereuse menace.
Cette brève traversée cauchemardesque, même si elle suit un peu trop fidèlement la progression sans surprise de la boulimie, marque avant tout la fin de l’enfance, l’effondrement des mythes et d’une période où le moi se construit par mimétisme avec l’autre. Face à la maladie de sa sœur, Stella est forcée d’abandonner son statut de spectatrice sidérée pour agir de manière autonome et sauver sa sœur. My Skinny Sister est ainsi l’histoire initiatique d’une déprise, de l’abandon d’une relation possessive et dévoratrice à l’autre pour accéder à la conscience sereine de ce que l’on est et de ce que l’on aime, symbolisée de manière un peu lourde par la libération finale du scarabée que Stella gardait jalousement dans sa chambre. Dans un renversement final et attendrissant, Katja découvre, admirative et amusée, les ongles soigneusement vernis de la fillette qui éclate d’un rire merveilleusement communicatif. Dans le monde des jeunes filles en fleur, une étoile nouvelle vient d’éclore.