S’il est un défi sur lequel de nombreux cinéastes se sont cassé les dents, c’est bien celui de représenter l’univers de l’enfance de manière convaincante. Avec Tomboy, Céline Sciamma s’attaque au problème avec une réussite certaine, en l’abordant sous un angle pour le moins inhabituel pour des enfants d’une dizaine d’années : celui du rapport au corps, de l’identité sexuelle – problématique rebattue qui, transposée dans le monde du jeu et de l’imagination de gamins d’école primaire, prend une autre dimension, troublante et indécise.
L’on ne s’étendra pas plus avant sur le déroulé de l’histoire (laissons au spectateur l’occasion de se laisser surprendre par ses rebondissements) afin d’en venir directement aux jeunes acteurs, pièces essentielles de la réussite du film. Zoé Héran, qui joue le personnage principal, y est magnétique, captivante. Le systématisme du jeu dans lequel elle trouve refuge – ce masque qui ne se fissure que pour laisser transparaître un petit sourire troublant d’innocence – aurait pu en d’autres occasions plomber sa performance. Mais dans Tomboy, ce mutisme de l’expression se transforme en atout, merveilleuse traduction des tourments identitaires dans lesquels son personnage se cloître. L’autre grande actrice du film, Malonn Lévana, a 6 ans au compteur et un naturel confondant. Mais si Tomboy est globalement très convaincant dans sa représentation de l’enfance (on placera juste un petit bémol sur certains personnages secondaires), Céline Sciamma semble avoir quelque peu négligé le versant « adulte » de son film. De son propre aveu, elle désirait faire un film centré sur les enfants, pour lesquels les adultes évoluent dans un autre monde. Mais ce qui est vrai pour ses personnages ne l’est pas forcément pour le spectateur, qui peut légitimement revendiquer un point de vue mature sur les enjeux du film, et déplorer le manque de corps dont souffrent les personnages des « parents », qui jouent pourtant un rôle clé dans la résolution de l’intrigue.
Dans la lignée de Naissance des pieuvres, Tomboy est filmé dans des lieux indéterminés, quasiment abstraits – comme pour souligner que les enfants folâtrent avec des concepts qui leur sont encore difficiles à manier. La moitié du film baigne dans des forêts inondées de soleil – l’univers des enfants où tout est possible –, l’autre dans un appartement familial sombre – où aucune concession ne peut être envisagée. Mais au-delà de son caractère formel très abouti, Tomboy vaut aussi par son ton particulier : le film balance constamment entre un récit conduit de main de maître – où la tension dramatique est savamment construite, suspense à l’appui –, et le refus de la réalisatrice de sacrifier entièrement son film à une logique narrative de l’efficacité, son désir de proposer un cinéma ancré dans le réel, à l’affût de moments de vérité. Mais tout est toujours question d’équilibre et l’on peut se demander si le choix de trop esquiver le pathos ne tend pas à rapprocher Tomboy de l’anecdote. En particulier, les nombreux enjeux développés dans le film – l’identité sexuelle, le poids du regard des autres, la frustration induite par l’incompréhension des parents – s’évanouissent quelque peu avec le retour à la normale suggéré par son dénouement. On voulait croire davantage à la force dramatique de cette histoire, et il est pénible de se résigner à l’idée que tout cela ne pourrait avoir été qu’une simple parenthèse, initiée par un quiproquo et vécue comme un jeu.
Aussi limpide dans son approche plastique – concise, proche des corps, épurée et symbolique – qu’indécis et original dans sa matière – cet entre-deux singulier entre puissance dramatique et trivialité –, Tomboy confirme le talent de sa réalisatrice et nous offre le premier quart d’heure le plus surprenant du cinéma depuis longtemps.