Ne croyez surtout pas que je hurle est un journal filmé qui se présente sous la forme d’un vertigineux mashup où des extraits de films dialoguent avec un texte en voix-off. À la suite d’une rupture amoureuse, le réalisateur se retrouve seul dans un village reculé d’Alsace, où le fait de ne pas posséder de permis de conduire renforce d’autant plus son isolement. En proie à une dépression, il passe alors plusieurs mois à regarder des centaines de films de manière compulsive. La signification de ce montage a posteriori est donc au moins double : archiver un accès de folie cinéphilique et chercher, par les images, à redonner un sens à ces semaines d’errements intimes et de confrontations avec un monde extérieur perçu comme hostile.
Si la virtuosité de l’exercice impressionne dans un premier temps, le narrateur concède rapidement avoir « sombr[é] littéralement dans les films des autres », si bien que ce défilement, ce flot ininterrompu de plans glanés par le cinéaste témoigne d’une obsession quasi pathologique. Cet essai autobiographique, dans sa forme même, devient ainsi le symptôme de ce qu’il décrit. Filons la métaphore proposée par Luc Lagier dans le premier épisode de Scanners qui compare le mashup à une créature de Frankenstein aux cicatrices apparentes. Cette double image de la coupure et de la couture convient parfaitement à la technique employée par Frank Beauvais, à la fois sur le plan formel (le montage, en ne cherchant jamais à dissimuler ses raccords très secs, assume son statut de patchwork subjectif qui semble articuler une image mentale impossible à dessiner), et dans son discours, car si tous ces films sont bien la marque d’une plaie, l’œuvre qui résulte de leur réassemblage prend pour le cinéaste l’apparence paradoxale d’un bandage.
Filmer le « je »
La sélection d’extraits souvent très brefs, rapiécés par Frank Beauvais, répond à deux orientations principales du texte lu en voix-off : celle de l’intimité et celle de la révolte, qui diffèrent dans leurs puissances d’évocation. Lorsqu’il fait le récit de certains épisodes de ses vies familiale, amicale ou sentimentale, le réalisateur s’épargne d’en chercher une traduction littérale, préférant retrouver, grâce à un usage métonymique de l’image, les atmosphères et sentiments éprouvés pendant toutes ces années de solitude extrême. Il en va ainsi de la séquence de la disparition de son père, comme de celle de la visite de ses amis portugais ou du passage de l’ex-compagnon venu récupérer des affaires oubliées au moment de la séparation : on jurerait avoir entendu ces voix et vu ces visages. Un trouble qui découle d’un sens aigu de la topographie où, par exemple, les plans d’un salon étouffant donnent à voir sans le montrer le décès brutal du père du narrateur. Plus loin, une fenêtre suffit à suggérer la frontière entre l’appartement du cinéaste et les festivités villageoises qui battent leur plein à l’extérieur, puis quelques tableaux en pleine nature accompagnent de brefs moments de joie et d’affection.
Cette approche va de pair avec une dimension politique qui œuvre par déplacements et dont l’éloquence renferme, elle aussi, une vraie puissance évocatrice. Dès le début du film, lorsque Frank Beauvais décrit la société alsacienne environnante, ses propos viennent se poser sur des plans de nourriture ou d’abattoirs aussi limpides que dérangeants. Les aliments deviennent d’ailleurs un motif récurrent pour figurer la laideur du monde contemporain. Nationalisme, chauvinisme, repli identitaire, conformisme petit-bourgeois et néolibéralisme tranquille suscitent une colère froide de la part du réalisateur qui lit son texte d’une voix imperturbable, remettant en mémoire la diction de Guy Debord dans ses propres films. Le cinéma, loin de jouer ici le rôle d’antidote, permet au contraire de vomir une certaine réalité sociale honnie en quelques plans sanglants et rageurs. L’une des réussites les plus touchantes de Ne croyez surtout pas que je hurle tient au parallèle dressé délibérément entre ce travail de collage acharné et le tri interminable auquel se livre Beauvais dans son appartement, encombré entre autres de milliers de vinyles qu’il revend sur Internet pour financer son déménagement à Paris. Tout se passe comme si cette entreprise initialement décourageante figurait le processus à l’origine du film lui-même, ce délestage lent et douloureux permettant de retrouver, à l’arrivée, une légèreté essentielle à sa survie.