À la vision de l’intégralité des films de Frank Beauvais, rassemblés sur un double DVD par les éditions Capricci, Ne croyez surtout pas que je hurle (2019) apparaît comme un film somme, qui condense les préoccupations du cinéaste. Parmi elles, la seule absente du long métrage est sans doute la musique, qui occupe une place centrale dans presque tous les autres films. Dans le tout premier, À genoux (2005), Frank Beauvais tisse sons et images, figuration et abstraction, pour inviter le spectateur à un trip hybride et mystérieux, construit sur un principe de répétition et de variation, en associant du found footage à des plans tournés autour de la maison de sa mère. La musique dissonante et bruitiste de Einstürzende Neubauten ou de Lizzy Mercier Desclous entre en tension avec des images instables, avant que les deux pistes ne se rejoignent finalement sur une note plus sereine. Le soleil et la mort voyagent ensemble (2005) et Un 45 tours de Cheveu (Ceci n’est pas un disque) (2009) sont encore davantage structurés autour de la bande-son, les images – exclusivement préexistantes cette fois-ci – venant y répondre de façon plus ou moins directe et synchrone, comme dans le long qui suivra. Cette liberté au regard du rythme musical fait de ces deux films des sortes de clips subversifs – au cours du premier, la musique laisse même la place au spoken word, comme si le rythme visuel prenait le dessus. La musique revient ensuite dans La Guitare de diamants (2009) et Un éléphant me regarde (2015), à travers les figures de musiciens qui y sont mises en scène.
Récit d’une collaboration
Au cours de l’entretien avec son monteur de toujours, Thomas Marchand, qui figure également sur le double disque, Frank Beauvais révèle qu’il ne se sent « pas libre ni heureux » dans l’écriture de fiction. Il est vrai que ces deux courts métrages tranchent avec le long métrage à venir par leur écriture, plus traditionnelle, et par leur tonalité, qui relève davantage d’une douce mélancolie que d’une rage noire. Elles s’en rapprochent cependant par leur ancrage dans des territoires ruraux ou périphériques, qui placent les personnages dans une forme d’isolement.
Si elle apporte des éléments de contexte sur l’ensemble de leur parcours commun, la conversation entre Frank Beauvais et Thomas Marchand permet surtout de mesurer la parfaite cohérence de Ne croyez surtout pas que je hurle, entreprise de sublimation d’un épisode dépressif accompagné d’une frénésie cinéphile. Frank Beauvais y détaille ce qui est omis dans le récit : la germination pendant cette période d’un nouveau projet de film de found footage qui serait composé d’images tirées des films effectivement vus pendant les six mois relatés. C’est sur la base de ces images que s’est construit le récit dit en voix off. On apprend que la matière visuelle de départ était constituée de dix-huit mille courts extraits, soigneusement classés, puis associés (ou non) au texte en suivant deux voies principales : d’abord l’élaboration de quelques stratégies (décision d’alterner rapports pléonastique, métaphorique ou contrapuntique entre image et son, de faire varier le rythme du montage pour éviter tout systématisme), puis le choix de s’en remettre au hasard. L’entretien met également en exergue les décisions politiques qui ont déterminé le choix des plans : puiser dans le cinéma « industriel » plutôt que dans les marges pour mieux détourner les images de leur fonction première ; sauver des « plans perdus », ayant à l’origine une simple fonction de fluidification ou d’information pour leur donner une valeur nouvelle ; refuser les visages célèbres et révéler ainsi le poids de la starification dans la cinéphilie – sans eux, il est souvent bien difficile d’identifier les films sources.
Visage projecteur, visage écran
Dans la « Trilogie d’Arno » (Vosges, Compilation. 12 Instants d’amour non partagé, Je flotterai sans envie), Frank Beauvais trouvait déjà l’intensité théorique et émotionnelle qui caractérise Ne croyez surtout pas que je hurle, sous une forme pourtant très éloignée au premier abord. Le cinéaste y porte trois regards complémentaires sur Arno, un jeune homme dont il s’est épris. Dans le très court Vosges (2006), il le filme marchant dans la campagne, lointain et insaisissable, mais néanmoins traqué par la caméra. Compilation. 12 Instants d’amour non partagé (2007) constitue, comme le long métrage de 2019, une sorte de film performatif : l’effet de la réalisation du film sur la vie du cinéaste semble être la raison d’être du projet, davantage que le résultat final – mais paradoxalement, celui-ci est finalement amplifié par l’urgence même qui le rendait au départ secondaire. La fabrication de Ne croyez surtout pas que je hurle fut amorcée en vue de s’extraire d’un marasme émotionnel ; ici, la réalisation du film sert de prétexte pour fréquenter un garçon aimé. Dans son entretien, le cinéaste révèle qu’il a tourné deux-cent-cinquante plans-séquences avant de choisir les douze qui composent le film. Chacun d’eux montre le visage d’Arno en gros plan tandis que celui-ci écoute de bout en bout un morceau de musique. Bien que le cinéma ne soit pas ici abordé directement, la question de la cinéphilie est déjà présente : le visage d’Arno, dont nous sommes libres d’observer les moindres tressaillements, devient le support de projections, un paysage à déchiffrer, en même temps qu’un reflet en miroir de celui du spectateur, avec sa position physiquement passive mais émotionnellement active. Saisi dans toute sa beauté et son mystère, à la fois vision et spectateur, Arno incarne la possibilité pour une image de nous hanter, voire de nous dévorer. Le troisième film, Je flotterai sans envie (2008), annonce quant à lui l’aspect introspectif de Ne croyez surtout pas que je hurle : cette fois, Frank Beauvais donne la parole à Arno, l’invitant à livrer ses impressions sur le tournage auquel il a accepté de participer, sur le réalisateur et sur lui-même. Son regard est sans concession. Comme les films que regardera compulsivement Frank Beauvais quelques années plus tard, Arno n’a que peu à donner à celui qui le regarde. La relation est déséquilibrée. Mais ici aussi, le projet artistique devient une façon de réparer le réel : l’échange entre les deux hommes, interrompu dans la vraie vie, retrouve dans le film une continuité. L’objet esthétique renoue ce qui a été dénoué et Frank Beauvais reprend, à travers lui, une forme de contrôle sur son existence.