C’est accompagné d’un sentiment d’urgence que sort No Other Land. Terminé peu de temps avant le 7 octobre 2023, puis augmenté d’un épilogue tourné quelques jours plus tard (sur les réactions des colons en Cisjordanie), le film est brûlant d’actualité, quand bien même il n’y est pas directement question de Gaza. Basel Adra, Palestinien originaire d’un village de Masafer Yatta, filme sans relâche depuis plusieurs années les expulsions par Tsahal des habitants de cette région semi-désertique. Sous le prétexte légal (mais qui rédige les lois ?) de l’implantation d’une zone d’entraînement militaire dans les environs, les pelleteuses surgissent du jour au lendemain pour démolir des maisons. Quand Yuval Abraham, un journaliste israélien enquêtant sur ces exactions, rencontre Basel, un projet de film se concrétise et les images enregistrées au caméscope et au téléphone par le jeune homme sont alors complétées par un véritable tournage. Se joignent également au duo l’Israélienne Rachel Szor et le Palestinien Hamdan Ballal, qui tous deux filment mais n’apparaissent pas à l’écran, faisant ainsi de No Other Land un film signé à huit mains.
Comme dans beaucoup de récits de lutte palestiniens, l’angle est extrêmement précis (on ne sort pas de la région de Masafer Yatta), mais permet également d’éclairer le conflit dans son ensemble. Outre la démonstration efficace (mais pas dénuée de quelques facilités, notamment dans l’utilisation de la musique) de la réalité de l’apartheid et de l’expansion coloniale, No Other Land témoigne surtout de la puissance politique des images. Les scènes terribles qui le traversent, des démolitions de maisons jusqu’à la mort d’un habitant tué à bout portant par un colon, s’avèrent d’autant plus fortes qu’elles sont habituellement invisibles. Si on ne cherche pas par soi-même à voir ce genre d’images sur les réseaux sociaux, les chaînes de télévision occidentales (sans parler des médias israéliens) ne les diffusent pas, ou trop peu, ou trop tard (le spectacle des ruines). No Other Land est en cela un film précieux, parce qu’il montre ce qui précède l’effondrement : on ne regarde pas de la même manière la destruction d’une école lorsqu’on a vu auparavant ce même bâtiment rempli d’enfants. La question du pouvoir des images et de la représentation médiatique devient vertigineuse lors d’une séquence tournée par des proches de Basel à la fin des années 2000. Ils y filment, de loin, la visite de Tony Blair dans leur village, suivie par une dizaine de caméras et d’appareils photo. Le Premier ministre britannique était alors en déplacement dans la région et avait tenu à visiter un village palestinien menacé d’expulsion. La voix-off nous explique que chaque rue arpentée par Blair a directement fait l’objet d’une protection par la loi suite à sa venue. En somme, des années de lutte ont été réglées par sept minutes de mise en scène médiatique. Le constat est amer, voire acide, mais aussi porteur d’un mince espoir : les choses peuvent réellement bouger lorsque les dirigeants occidentaux ne regardent pas ailleurs. Malheureusement, pareil coup d’éclat a aussi sa date de péremption, et le village visité par Blair n’a en définitive pas échappé à la démolition, sans que personne, en Angleterre, ne s’en émeuve.
« Il faut t’habituer à perdre », glisse Basel à Yuval lors d’un trajet en voiture. Cette phrase, qui pourrait au fond s’adresser à n’importe quel militant révolutionnaire, sert de matrice au film. Cette mise en garde pragmatique n’est pas sans cultiver un risque – le sentiment d’impuissance du spectateur face au crescendo de la violence –, qui se voit toutefois contrebalancé par l’amitié entre les deux réalisateurs. Si la dimension cinétract du film n’est jamais dissimulée, elle s’efface presque lors des scènes les plus simples, montrant les deux amis discuter en fumant la chicha ou Yuval en train de boire un thé chez les parents de Basel. Leur amitié va de soi : il s’agit de deux hommes qui se ressemblent, partagent les mêmes idéaux, mais n’ont pas les mêmes droits. Leur beau discours à la Berlinale (ils y ont reçu deux prix) ne racontait pas autre chose : tout en appelant à un cessez-le-feu et à la fin de l’occupation, ils se tenaient l’un à côté de l’autre, parlant et se regardant à tour de rôle. Le film ne changera peut-être pas la donne, mais le hors-champ qu’il révèle laisse espérer qu’il sera vu. Pas sûr, en revanche, qu’il parvienne jusqu’aux Tony Blair de notre époque, souvent complices de la guerre.