À tous ceux qui se demandent, à juste titre, comment Halle Berry a pu un jour remporter l’oscar de la meilleure actrice, Nos souvenirs brûlés offre une réponse toute simple : comme n’importe quelle starlette américaine, il lui suffit d’être bien dirigée pour embraser l’écran. Il n’est pas vraiment étonnant qu’Hollywood ait fini par convaincre la réalisatrice danoise Susanne Bier d’exercer ses talents outre-Atlantique : à travers des films comme Brothers ou After the Wedding, elle a imposé un style à mi-chemin entre réalisme chic à l’européenne (caméra portée, lumière naturelle, comédiens sans artifices, filmés au plus près) et sujets propices au mélo mêlant grands sujets de société (drogue, guerre, deuil) et romantisme savamment mesuré. De quoi donner la nausée aux amateurs d’une cinéphilie en marge de toute formule, mais force est de reconnaître que le cinéma de Susanne Bier a emballé les festivaliers de Sundance (Brothers y a raflé plusieurs prix) puis les grands pontes des studios, toujours friands de confier leurs projets à des réalisateurs dont la nationalité européenne est synonyme de prestige (même Luc Besson et Patrice Leconte, c’est dire!).
Pour sa première expérience américaine, Susanne Bier porte à l’écran un scénario tellement proche de son univers qu’elle aurait pu l’écrire elle-même : Audrey et Brian (Halle Berry et David Duchovny, l’un des couples les plus improbables vus au cinéma récemment) mènent une vie extrêmement confortable dans une belle maison d’une paisible bourgade de la côte ouest des États-Unis. Onze ans de mariage, deux enfants, des jobs passionnants et lucratifs et un amour intact… Tout va pour le mieux jusqu’au jour où Brian est assassiné en s’interposant lors d’une agression dans la rue. Effondrée, Audrey se tourne vers le meilleur ami de Brian, Jerry (Benicio Del Toro), avec lequel elle entretenait jusqu’à présent des relations plutôt tendues : Jerry est un junkie dont le seul lien avec le monde extérieur était Brian et pour honorer la mémoire de son défunt mari, Audrey se sent obligée de lui venir en aide. De fil en aiguille, elle va bien entendu se rendre compte qu’elle a, elle aussi, besoin de lui.
Le pitch du film laisse augurer du pire : fort heureusement, Nos souvenirs brûlés vaut plus que ça. Comme dans ses films précédents, Susanne Bier s’attarde sur les scènes du quotidien, ce à quoi elle excelle : la caméra caresse les corps, les regards, laissant le temps au spectateur de croire à cette famille et à ce couple. Bien que mal assortis, Halle Berry et David Duchovny réussissent, à travers de nombreux flash-backs, à rendre crédible une histoire d’amour à la passion intacte, construite sur une complicité à toute épreuve. Le trauma provoqué par la disparition de Brian n’en est que plus vif, d’autant que la réalisatrice se garde bien d’en rajouter dans le pathos, tout au moins dans la première moitié du film. En se frottant ensuite à l’épineuse représentation cinématographique de l’addiction aux drogues, Susanne Bier reste sur sa lignée : faire confiance aux comédiens, et s’attacher à capter chez eux, dans les moindres détails de leurs traits, la vérité de la situation qu’ils doivent composer. « Method actor » dans tous les sens du terme (avec ce que cela comporte de génie autant que de propension au cabotinage), Benicio Del Toro frôle constamment l’excès mais ne tombe jamais dedans, même dans les scènes de manque : cinéaste pudique, Susanne Bier sait doser ses effets.
Reste que la réalisatrice, malgré un réel talent et les meilleures intentions du monde, ne parvient pas à se débarrasser de ce regard très bobo qui empêchait ses précédents films de se hisser au-delà de la jolie chronique dramatique vite vue, vite oubliée. Le problème n’est pas tant qu’elle s’attache, d’un film à l’autre, à mettre en scène les turpitudes d’une néo-bourgeoisie sans problèmes matériels particuliers (Woody Allen fait brillamment la même chose depuis trente ans), mais plutôt qu’elle finisse par se heurter à plus grand qu’elle. Dans Brothers, belle histoire d’amour impossible entre une femme et son beau-frère un peu minable, le récit était plombé par d’interminables scènes mettant en scène le mari présumé mort, en réalité prisonnier dans un camp afghan. D’une naïveté affligeante dans la représentation du conflit, Susanne Bier péchait par excès d’ambition, résolvant en un tour de manivelle ce que d’autres cinéastes nettement plus capables s’acharnent à disséquer et analyser tout au long de leur filmographie. On peut adresser le même reproche à Nos souvenirs brûlés : à l’en croire, sortir d’une dépendance aux drogues dures peut se régler en quelques jours, il suffit pour cela d’enfants attentionnés, d’amis acharnés et – quand même – de gros bras musclés mais précautionneux pour parer à tout débordement. Bref, on se marre, ce qui est un peu dommage pour un mélo qui réussit, dans ses meilleurs moments, à sortir des sentiers ultra balisés du genre pour mieux émouvoir (même le happy-end quasi inévitable est joliment contourné). Et si, pour son prochain film, Susanne Bier se contentait de parler de ce qu’elle connaît le mieux ?