Yann Arthus-Bertrand et Nicolas Hulot l’ont dit : nous allons à la catastrophe et, franchement, c’est tout juste s’il n’est pas trop tard pour réagir – à peine le temps de faire un film avant l’apocalypse. Océans est loin d’être aussi alarmiste : il en est d’entre nous qui, aujourd’hui, se préoccupent du bien-être des abysses, avec respect et tendresse, nous dit le film. Tout va pour le mieux, donc, et le fait que le film soit financé par des industries hautement polluantes n’a rien à voir avec cette vision des plus angélistes.
« Un jour, un enfant qui découvrait la mer m’a demandé : “l’océan, c’est quoi, l’océan” ? » Et la chaude voix du narrateur / co-réalisateur Jacques Perrin de s’interroger, on ne peut plus judicieusement : que dire, pour raconter l’océan ? La bonne idée : faire un film – tant il est vrai que si un dessin vaut bien un long discours (nous y reviendrons), un film vaut mieux qu’un paquet de dessins. Et de plonger, caméra la première, dans les abysses bleutés, à la poursuite de la faune marine.
Et les images sont renversantes : ballets frénétiques de poissons selon une symétrie songeuse, béhémoths monstrueux au-delà de toute description, prédateurs terribles, animaux à la bizarrerie extraordinaire – l’océan, donc, tout en majesté. La voix-off reste discrète, tout d’abord, si bien qu’on se prend à rêver à un poème visuel et muet, aux tons bleutés. Puis, de nouveau, le ton posé de Jacques Perrin nous assène, alors qu’à l’image les réacteurs de la fusée Ariane se reflètent dans les pupilles pleines d’une subtilité insondable d’un reptile local, que l’homme est en train de tout foutre en l’air. Oh, certes, le discours est posé, gentiment emphatique, presque résigné dans son calme, comme un vieux chamane plein de sagesse qui comprend la folie des hommes et en prend son parti d’un air mystérieux. En fumant la pipe en terre ad hoc, ce qui est, avouons le, tout à fait adapté.
Mais nous sommes bien dans un énième avatar du film néo-millénariste, où le discours écolo-alarmiste remplace toute autre forme de discours, y compris et surtout artistique. Nous ne sommes alors qu’au tout début du métrage, et l’on se prend à espérer : n’était-ce qu’une faute de goût, le film va-t-il redresser la barre ? Assez rapidement, on veut y croire ; une longue partie du film se contente de peindre le monde sous-marin via des images d’une beauté incroyable, d’une perfection troublante. Et lorsque les ténèbres surgissent, que l’ombre des navires de pêche se fait sentir via leurs filets meurtriers, Océans touche au sublime ; un malheureux requin, amputé de ses ailerons et de sa queue, rejeté encore vif à l’eau, et qui s’enfonce verticalement dans les profondeurs sans plus pouvoir nager, constituant le plus puissamment funèbre des requiems.
Qu’on se rassure. La puissance de ces images terribles sera bien vite tempérée par notre bien-aimée voix-off : certes, l’homme violente le monde marin à chaque opportunité, et ce sans vergogne, mais… qu’on ne s’inquiète pas, car aujourd’hui, il est des individus suffisamment droits, purs et respectueux pour que la prise de conscience se fasse. Ouf. On respire – prudemment, on est sous l’eau, tout de même – mais on respire. Faisant une petite pause pour nous permettre de ranimer la flamme de l’espoir (pas une mince affaire, avec toute cette flotte), Jacques Perrin revient à la charge avec ce qui demeure son passage parlé le plus délicieux : des navires coulent, certes, mais bien vite, dans les carcasses plongées dans les abysses, la vie, acharnée, reprend ses droits.
Et le spectateur attentif de se rappeler, à ce moment-là, du début du générique. Il a dû falloir une certaine somme pour financer un aussi ambitieux projet. Qui donc a donné de l’argent ? De nombreux mécènes se bousculent, au premier rang desquels Veolia, EDF et… Total. Nous disions vouloir revenir au diction stipulant qu’un bon dessin valait mieux qu’un long discours : nous y voilà. Un court descriptif d’un bon dessin vaut-il mieux qu’un long discours ? Mystère. Voyons cela.
Dans les années 1990, aux États-Unis, paraissait une caricature, format A4. Un petit dessin central, format carte postale, montrait un scientifique souriant, les pieds dans l’eau, tenant dans ses mains un oiseau sauvé de la marée noire, sous un soleil resplendissant. Autour de cette carte postale, hors cadre, ce soleil tombait, brûlant, sur les restes du pétrolier ; non loin, des rejets polluants s’échappaient de l’usine dont le logo ornait le casque de notre scientifique ; le tout, entouré de cadavres d’animaux suppliciés par la pollution et la vivisection. Le trait est forcé, certes, mais le message passait : il faut toujours se rappeler qui paye la carte postale.
La métaphore est d’autant plus adaptée que, visuellement, Océans tient également de ce format. Le narrateur fait sentir dès le départ ses doutes quant à sa capacité à restituer la puissance, la fascination primale de l’océan. Sur ce point, nous sommes d’accord. Mais, loin de vouloir même tenter de plier leur espace thématique face à la puissance de la mise en scène, les deux réalisateurs créent une série de cartes postales sclérosées, certes fort bien cadrées autour de leurs divers sujets, certes visuellement sublimes, mais qui semblent ignorer que l’océan s’étend sur les côtés, et dans les profondeurs…
Devant une telle volonté de manipulation idéologique et narrative, la méfiance s’installe : sommes-nous en présence d’images réelles, ou l’omniprésence de la technique de l’image virtuelle a‑t-elle créé le lustre fascinant des images d’Océans ? Difficile à dire : mais on se prend à se dire que le plan de notre iguane, immobile avec les yeux reflétant la fusée, était peut-être trop belle pour être vrai. Mystère, mais le doute, désormais présent, pénètre le spectateur du film – qu’est-ce qui tient du fantasme simpliste, et qu’est-ce qui tient de l’image documentaire réelle dans Océans ? Peu importe que nous le sachions ou non : ce doute seul suffit à invalider l’idée du film.