La perte de mémoire est parfois le meilleur moyen de se retrouver, de se redéfinir vis-à-vis des autres comme de soi-même. Ali en fait la joyeuse expérience lorsqu’il se retrouve dans un hôpital, entouré d’une famille et de proches qu’il ne reconnaît plus. Il s’agit pour lui de réapprendre le lien, de le reforger. Une bague offerte à une voisine par son amant va alors passer de doigt en doigt, de mystère en mystère, et reconstruire la famille (au sens large du terme) autour de celui qui n’en a plus en tête. Avec une vivacité qui rappelle les folles cavalcades de Kusturica, Reha Erdem nous plonge dans un univers comique qui pose le mouvement au centre du déroulement dramatique.
Ali a eu un accident de voiture dont on ne connaît pas les circonstances. Il ne se souvient que de peu de choses depuis. Toute la vie quotidienne de son entourage est alors bousculée. Celle-ci va tenter, non sans originalité, de compléter l’existence de l’amnésique par des petits bouts de mémoire.
Ali est tout d’abord une personne physique : la perte de mémoire qui le frappe place son corps au premier rang des matières de l’existence. Le film commence par de longues respirations, par cette renaissance de l’homme qui ne se sait plus : « Il y a deux sortes d’humains, nous dit-on, ceux qui mettent les pieds droits et ceux qui mettent les pieds de travers. » On comprend rapidement que ceux qui marchent en quinconce vont former la comédie humaine de Reha Erdem : Ali se découvre un foie, des poumons, passe des examens médicaux comme pour donner un cadre général à sa future existence. Mais la première difficulté est l’acceptation visuelle : « Comment pourrais-je reconnaître tant de monde, il y a tant de visages, de bras, de rires, de jambes…? » La caméra, toujours alerte, s’attache à montrer les corps de chacun, colorés, le franc-parler de certains n’empêchant pas une certaine forme de sensualité. En outre, une voisine de palier, Ipek, est enceinte. La progression de son ventre va de pair avec la progression d’Ali. Les corps se meuvent, s’entrechoquent sans violence. Il est difficile de réapprendre à bouger. Le rire d’Ali est celui d’un enfant pris en faute. Le corps d’Ali, grassouillet et maladroit, se fait de plus en plus serein, rasséréné d’être né, de plus en plus vivant.
Mais son personnage n’existe pas seulement physiquement. Il est le centre d’une vie sociale, d’une bande de joyeux drilles qui ne renieraient pas la gaieté des rues napolitaines. Après le corps, l’esprit : « Il y a deux sortes d’humains, ceux qui ont perdu leur mère, et ceux qui ne se souviennent pas de leur père. » Ali fait partie des deux catégories, et ne peut se déterminer. Il se souvient d’Ipek, du chien de la couturière, mais pas de son père, horriblement vexé par cet affront. La quête d’identité va évidement passer par la reconnaissance de ce père, symbole qui deviendrait un peu trop lourd et attendu s’il n’était pas utilisé comme un ressort comique tout à fait satisfaisant.
Mais cette quête de soi se retrouve également dans un chien abandonné dont le parcours est parallèle à celui du protagoniste, et dans l’histoire d’un objet : une bague. Cette dernière a été offerte à Ipek par un amant marié et fuyard, père de l’enfant qu’elle porte. Elle est vendue, récupérée par un admirateur d’Ipek, et va passer de main en main, sans que personne ne sache réellement à qui elle appartient, et chez qui elle finira par échouer. C’est un procédé assez commun que celui de réifier une progression, de faire de ce bijou une métaphore du développement humain et dramatique. Mais Reha Erdem l’utilise pour nous présenter sa famille, et pour faire évoluer un scénario qui prend sans cesse des tournures de fausses intrigues policières. La caméra, aussi folle que ses objets, passe allègrement de gros plans incitant au rire au va-et-vient de la vie quotidienne d’un quartier. Sans déstructurer le champ visuel, l’image devient elle-même un corps parmi d’autres qui possède ses lenteurs, ses chocs, et sa poésie, joliment rattachée à la proximité du Bosphore et de l’air marin.
Tout est donc décalé : les personnages parlent mais ne s’écoutent que rarement. Ils créent une musique, une atmosphère de vie. Les cris ne sont pas des hurlements, juste des appels à la joie, tout comme la musique truculente ou l’originalité émouvante des rapports humains qui ne sont pas sans rappeler l’univers de Chat noir, chat blanc d’Emir Kusturica. Et si Reha Erdem sait qu’« il est difficile de s’occuper des humains », il réussit à nous livrer une belle parcelle d’humanité flamboyante.