Après avoir filmé les conflits ouvriers (Rêve d’usine, 2003), Luc Decaster suit la lutte de sans-papiers africains contre de la société de nettoyage qui les emploie. Sans sensationnalisme, le cinéaste montre patiemment la complexité du conflit et de ses conséquences.
Les salariés grévistes de l’entreprise de nettoyage Clean Multiservices se sont tous rendus dans les bureaux de la société pour exposer leurs revendications. À la demande qui leur est faite de revenir plus tard quand le patron sera arrivé, ils répondent par la force de l’évidence de leur présence. « On est là, on est là ! » Cet état de fait implique à lui seul la nécessité de négocier. C’est bien leur présence ici et maintenant que les employés sans papiers entendent faire constater. Et les droits qui y sont afférents. Vivre et travailler en France impose que soient prises en compte leurs conditions de subsistance, que soit considérée leur demande de régularisation. Exaspérés par des conditions de travail qui ne leur accordent aucun droit (les employés ne prennent jamais de vacances, puisque les congés payés, d’après la direction, seraient réservés aux citoyens munis de papiers !) et changent au gré des circonstances (des salariés se voient retirer leur travail à temps complet pour un mi-temps sans explication), ils décident d’occuper les locaux jusqu’à l’obtention de leurs revendications.
Luc Decaster filme cette grève avec occupation de trente-neuf jours côté grévistes, en cinéma direct. Nous ne saurons rien du point de vue du patron. Lorsque les dix-sept sans-papiers se rendent l’un après l’autre à la préfecture pour faire la demande d’un titre de séjour, nous restons avec leurs camarades, au bas de l’immeuble, sans assister à l’entretien. Le cinéaste, lui-même, se fait le plus discret possible, se tenant en retrait lorsque les négociations ont cours dans le bureau du patron. Ce qu’il choisit de nous montrer, en revanche, c’est la complexité de la négociation. En effet, les employés ont avant tout à cœur de rester solidaires, mais ils ne possèdent pas tous la même ancienneté sur le territoire français, et ne sont pas tous en mesure de justifier d’un temps de travail suffisant. De plus, les sommes dues aux employées sont si colossales pour une petite entreprise, que leur remboursement pourrait mettre en péril l’exercice de la société, et donc mettre au chômage ses employés, les privant définitivement de papiers.
Mettant en scène l’attente, la déception, les revirements qui se jouent dans la lutte, le film donne à comprendre la marge de manœuvre plus que restreinte que discutent les salariés avec l’aide de délégués syndicaux. Il nous fait partager aussi le risque que prennent ces employés à revendiquer des droits de travailleurs dans un pays qui ne pense qu’à les expulser. La lutte n’est pas ici une démonstration de force. Elle consiste au contraire en un travail patient pour regrouper tous les documents administratifs nécessaires, et des textes de lois afin de faire valoir ses droits. On mesure alors toute la distance avec les luttes ouvrières que le cinéma a très largement documenté, dont les combats étaient beaucoup plus enlevés, à la fois plus violents, et plus enthousiastes. Ici, le manichéisme ne peut avoir de place. Ce qui frappe tant dans la façon de filmer que dans l’attitude des protagonistes, c’est la très grande humilité, le très grand respect de l’autre. Jamais de colère, point de violence de la part des travailleurs qui font pourtant face à moult humiliations. Jamais aucune intrusion de la part du filmeur dans les conversations ou les négociations. Aussi, lorsque la lutte est finie, la caméra reste à la porte de la petite entreprise, et regarde les compagnons de lutte s’en aller dans la profondeur du champ.