Les légendes, en ramenant à la vie par le biais du récit des époques révolues, semblent avoir une double fonction. Celle de combler tout d’abord les lacunes de l’histoire, et remettre ainsi de l’ordre dans un temps qui échappe aux hommes ; et celle, aux antipodes, de renverser par leur récit l’ordre du monde, en manifestant les impensés et les désirs des conteurs autant que de ceux qui leur prêtent l’oreille. La légende de la Papesse Jeanne, jeune femme censée avoir accédé à la fonction de pontife pendant deux ans au cours du 9ème siècle, atteste de cette capacité propre au récit d’éclaircir l’histoire en même temps que d’y planter les graines de la subversion. C’est à sa transposition cinématographique que Jean Breschand s’essaie pour son premier long-métrage.
Avant les bâtisseurs d’églises
Dans l’interprétation du réalisateur, Jeanne est avant tout porteuse d’une volonté de connaissance qui ne s’accommode pas des limites et des compromis de son époque. Copiste dans un couvent après la mort de son père, la jeune femme ne tarde pas à interroger la validité du savoir qu’elle contribue à transmettre. Délaissant les mots qui constituaient son seul accès au monde, au profit des choses, elle s’échappe alors en compagnie d’un autre copiste, Fromentin, et entame un voyage dont le point d’arrivée est le Latran, siège de la papauté romaine à l’époque.
Jean Breschand décrit l’ascension de cette jeune femme par le biais d’un cheminement allégorique, scandé par les témoignages en face caméra de ceux qui ont croisé son chemin. Au défi de conférer chair et réalité à la personne de Jeanne (à noter que le réalisateur refuse le parti pris des précédentes adaptations filmiques de la légende, où la papesse était déguisée en homme) s’en ajoute un autre : mettre en scène le christianisme primitif et nomade qui a précédé l’âge des bâtisseurs d’églises. Pour reconstituer cette période historique mal définie, caractérisée par la latence, l’incertitude, la perte de repères, Breschand choisit de situer son récit loin de toute urbanité, en plein cœur du maquis corse.
Entre les mots et les choses
On sent les inspirations qui traversent le film, notamment celle de l’Évangile selon Saint Mathieu de Pasolini, à commencer par le choix de combiner le dépouillement des corps (les protagonistes déambulent, tout juste vêtus d’une simple toge) à la force plastique du paysage rupestre (d’autres diront archaïque). Cependant, le caractère très appuyé de ce parti pris pousse le réalisateur à supprimer les référents géographiques et culturels, et finit par ne laisser au spectateur aucun indice tangible à l’exception des langues pour distinguer les étapes successives d’un voyage qui devrait être une traversée de l’Europe. Jeanne rencontre ainsi une suite de communautés éparpillées, dont la valeur se limite à l’allégorie : un groupe d’iconoclastes détruisant les statues, des prêtresses ayant fait vœu de silence et dont l’existence idyllique incarne la tentation de l’oubli…
De fait, le monde dépeint par le film peine à devenir tangible aux yeux du spectateur. Ainsi, lorsque Jeanne devient pontife, la cour du Latran où elle s’installe évoque, davantage que le pouvoir inhérent à la papauté, la vie paisible d’une petite communauté monastique hors du temps. Partagé entre la veine contemplative d’un film qui est une ode au monde et à ses créatures (celui-ci ne commence-t-il pas par une vue subjective de Jeanne, observant un cochon sauvage ?), et la puissance politique et spirituelle du projet de sa protagoniste, le réalisateur semble osciller d’une aspiration à l’autre. La grande attention qu’il porte à son personnage principal s’accompagne ainsi d’un certain délaissement de ceux qui l’entourent : si Jeanne brille, ses interlocuteurs paraissent également bien ternes, comme en témoigne Fromentin, qui d’égal offrant l’occasion d’une confrontation sur le rôle des scribes, devient simple suiveur destiné à une disparition rapide.
De même, la dimension scandaleuse, voire blasphématoire du désir qu’à l’héroïne « d’être à la source » de la connaissance, véritable défi au savoir borné de son époque, n’apparaît que par moments. Jeanne dénonce « l’abîme entre les mots et les choses, où s’engouffre l’injustice », mais cette injustice dont il est question reste abstraite, se manifestant soudain sans que l’on en sache la cause (qu’on songe au moment où la protagoniste se réveille pour découvrir les corps massacrés des prêtresses). Jeanne accomplit des miracles, se révolte face aux conventions, réunit des disciples : mais aucun antagoniste n’apparaît sur son chemin, et elle finit simplement victime de gueux dont les traits grimaçants et les guenilles offrent une image du mal assez commode. Refusant une analogie trop explicite avec les évangiles, le film de Breschand donne forme à un personnage dont l’aura remarquable se dissipe pourtant peu à peu dans un monde aux contours indécis : la passion que Jeanne endurera, passion profondément novatrice qui insiste sur le désir de connaissance et d’émancipation porté par un personnage féminin, en sort quelque peu amoindrie.