« Pour ces raisons, tu dois savoir ceci : dans les enseignements que je te donnerai, je te pousserai – il n’y a pas le moindre doute – à toutes les désacralisations possibles, au manque total de respect pour tout sentiment institué. Mais le fond de mon enseignement consistera à ne pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fétiches. »
Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes
Déjà édité en DVD il y a maintenant dix ans, et toujours disponible depuis, Carlotta ressort L’Évangile selon Saint Matthieu à l’occasion de la rétrospective et de l’exposition que consacre la Cinémathèque Française au cinéaste italien. L’édition originale est toutefois enrichie d’un second DVD, comprenant un documentaire passionnant tourné à l’occasion des repérages en Palestine effectués par Pasolini lors de la préparation du film.
Le premier film de l’humanité
Dans le documentaire sur les repérages, présent sur le DVD bonus accompagnant le film, Pasolini explique au père Don Andrea Carraro que le spirituel est pour lui lié à l’esthétique. Bien que se disant athée, le cinéaste n’aborde pas la question du religieux via un exposé didactique ou une analyse de texte, mais en se servant de la mise en scène en vu de nous faire vivre une expérience du sacré. Poète, scénariste et journaliste, Pasolini est avant tout un homme de lettres. Mais ce qui semble l’intéresser au cinéma réside dans les spécificités et les possibilités propres à cet Art : le langage cinématographique est ce à partir de quoi il va travailler. Tel un peintre au service de l’Église, il lui appartient de créer des formes visibles à partir d’un texte sacré, sans toutefois que le style ne prenne l’ascendant sur l’écrit, ne l’étouffe.
Si nous devions relier Pasolini à un courant pictural, il faudrait le rapprocher non pas de la peinture de la Renaissance, mais plutôt de la période qui précède, celle du primitivisme, symbolisée en particulier par Giotto. Pasolini reste avant tout attaché à l’expressivité, à la matière des visages, des corps et des paysages, et à la façon concrète dont elle s’incarne à l’écran et s’impose de manière frontale dans notre champ de vision. On ne trouve chez lui nul désir de transparence, de construction de l’espace et de la profondeur selon des règles géométriques strictes : ici la caméra tremble, les travellings ne sont pas lisses… Le dépouillement de la mise en scène nous confronte avec une intensité rare aux différents visages, aux regards des acteurs et figurants méticuleusement sélectionnés. Bien qu’étant en costumes, ces hommes et ces femmes semblent comme échapper au contexte, et expriment finalement une souffrance, une attente et un espoir intemporels. C’est le visage même de la condition humaine qui est face à nous, un visage d’une douceur teintée de tristesse, capturé dans un moment de flottement où se mêlent le désarroi, le solennel de l’instant et l’espoir suscité par l’arrivée du messie.
L’évidence même de la puissance expressive de ces visages face à la caméra, amène à penser que le cinéma pour Pasolini consiste à capter de la façon la plus primitive qui soit le monde qui l’entoure. Il pourrait du coup faire sienne cette phrase sublime de Jean Eustache : « Je voudrais être révolutionnaire, c’est-à-dire ne pas faire des pas en avant dans le cinéma, mais essayer de faire des grands pas en arrière pour revenir aux sources. Le but que j’ai essayé d’atteindre depuis mes premiers films, c’est de revenir à Lumière. Je suis peut-être réactionnaire, mais je crois être en cela révolutionnaire. »
En bon traditionaliste, Pasolini considère que la vérité réside à l’origine de toute chose, et qu’il convient pour l’atteindre de se dépouiller de toute afféterie. Toujours dans le documentaire sur les repérages, le cinéaste parle de son désir de trouver des lieux authentiques, sans aucun signe de modernité. Évidemment, cela semble couler de sens, tant on a du mal à imaginer Jésus prêchant près d’un poteau électrique. Mais la façon dont il en parle, l’insistance avec laquelle il prononce sans que cela soit péjoratif le mot « archaïque », montre qu’il y a chez lui le désir de retrouver une humanité première, originelle. Dès le début du documentaire, l’image d’un vieil Arabe palestinien travaillant sur un tas de blé l’enchante, tant cet homme et ce geste semblent pour lui sortis d’entre les âges. Au fond, l’idée de progrès lui est étrangère, et il apparaît au contraire nécessaire de retrouver ce qui fut au commencement : une existence dépouillée, en contact direct avec le divin.
Le sacré contre l’uniformité
Pasolini a le génie du timing lorsqu’il s’agit d’établir des points de rencontre entre la musique et l’image. Le rythme du montage se verra parfois dicté par la structure musicale qui l’accompagne, car la bande-son n’a pas été écrite pour le film, mais se compose de morceaux préexistants méticuleusement choisis par le cinéaste en personne. À ce titre, Pasolini ne pioche pas uniquement dans le répertoire de la musique classique occidentale, d’inspiration chrétienne et de construction savante, mais se sert aussi de plusieurs thèmes de Gospel, de musique africaine, de chants révolutionnaires… En agissant ainsi, il ancre le christianisme dans la vie quotidienne des peuples, aussi diverses soient-ils. L’angoisse qu’il éprouve face à l’idée d’un monde uniformisé lui fait adopter un christianisme qui ne s’impose pas comme un bloc, tel une doxa rigide et abstraite, mais comme une religion qui délivre un ensemble de principes fondamentaux tout en prenant en compte les particularismes locaux.
Car au fond, ce n’est pas le christianisme en particulier qui l’intéresse, mais les religions en général, les mythes et les contes, qui lui ont fourni tout au long de sa filmographie un certain nombre de sujets (on pense à Œdipe roi, Médée, Les Mille et Une Nuits…). Bien que se considérant comme marxiste, Pasolini s’est toujours senti éloigné de l’internationalisme et du rationalisme dont se réclamaient les divers mouvements communistes. D’où son goût pour les particularités régionales, la diversité des langues et des traditions. Il s’oppose au fond à l’idée selon laquelle la raison libérera l’humanité des ses préjugés, la fera évoluer en l’arrachant à ses croyances archaïques et en la conduisant sur les chemins du progrès. Cet attachement au religieux révèle que Pasolini ne conçoit pas l’homme uniquement comme un estomac, comme quelqu’un qui a simplement des besoins matériels. Il a conscience que le sacré développe chez lui une forme d’éthique qui peut se matérialiser dans des formes artistiques qui poétisent le réel. L’homme universel éduqué uniquement via le prisme de la raison n’est pour lui qu’un monstre sinistre.