C’est la douleur lancinante et chronique du 20 heures. Un attentat ? Affligeante banalité, horreur répétée. Jusqu’à l’overdose, les chairs s’exposent dans des scènes du quotidien. Comment peut-on vivre comme ça ? Comment peut-on mourir comme ça ?
Saïd et Khaled sont deux amis d’enfance. Maintenant qu’ils ont vingt ans, ils traînent, bricolent, trouvent des combines, tombent amoureux, rendent visite à leur famille et s’engueulent avec leur patron. Mais nous sommes à Naplouse. Ils sont volontaires depuis plusieurs années au sein d’une faction armée. Le grand jour arrive : ils sont désignés pour commettre un attentat-suicide. Dès le lendemain, ceinturés d’explosifs, ils s’élancent en Israël. Mais un grain de sable grippe la mécanique attendue du scénario. Tout à coup libre d’agir, chacun se met à réfléchir. Les doutes surviennent, les choix diffèrent, les chemins se séparent, définitivement.
Tourné en scope et en 35 mm plutôt qu’en DV afin de se démarquer des images des chaînes d’information, le film de Hany Abu-Assad prend d’emblée le contre-pied de la violence télévisée. Dans Paradise Now, pas de corps drapés, pas de youyous funèbres, pas de cris de vengeance. Au contraire dominent le mutisme et les angoisses rentrées, servis par de nombreux plans serrés sur les visages de Kais Nashef et Ali Suliman, dont les yeux reflètent, dans l’authenticité de leur première interprétation, toute la tension d’une vie sous occupation. De même l’excellente Hiam Abbass, l’héroïne de Satin rouge (Raja Amari, 2002) et La Fiancée syrienne (Yousry Nasrallah, 2004), porte une sorte de tragique dans chacun de ses gestes.
Ce sont donc l’intériorité et l’antériorité qui intéressent le réalisateur. Sans complaisance ni caricature, il explore les ressorts d’un acte d’une barbarie furieuse commis par un homme ordinaire. D’abord la situation politique : le plan liminaire du film est celui d’une jeune fille seule dans le plan très large d’un poste frontière. Elle attend, angoissée avant de se présenter à la douane et pouvoir enfin rentrer en Cisjordanie, chez elle. « Nous sommes tous des morts en vie », lui jette Khaled. Dans cette constante instance, quelle différence de mourir d’une balle perdue, de la misère ou de sa propre volonté ?
En contrepoint, Hany Abu-Assad décrit in extenso le rituel de préparation à l’attentat. Lavés, rasés, nourris, dans les mains de l’organisation Khaled et Saïd sont des héros, des initiés, des saints. En témoigne cette succession d’images très soignées, éclairages de biais et cadrages esthétiques, qui aboutit sur un clin d’œil à la fresque de Michel Ange, La Cène. Mais quand, lors de l’enregistrement de leur testament vidéo, la caméra tombe en panne, un hiatus apparaît : certains donnent leur âme et d’autres n’ont plus de batterie ! Dès lors les arguments deviennent dérisoires : combien de martyrs avant eux ont cru tout changer ? Véritables pions géopolitiques, Saïd et Khaled font un sacrifice à l’organisation plutôt qu’à la cause.
Finalement, ce sont les contradictions personnelles qui priment. Malgré ses doutes sur la portée de son geste, l’un des deux garçons se fera exploser dans un bus pour échapper à la culpabilité d’avoir eu un père collabo. Constat effarant : la guerre se nourrit d’elle-même ; plus besoin de cause, elle devient sa propre fin.
Ainsi, par le biais de la fiction, le film d’Hany Abu-Assad porte un discours sur le monde. Empreint de discernement, d’émotion et de finesse, Paradise Now est un de ces films qui servent le cinéma.