Plus qu’un film sur une micro-société oubliée de tous, Pavee Lackeen est tout un essai sur la solitude au sein d’une famille, mais aussi au sein d’une société. Ces « gens du voyage » vivent dans une sorte de no man’s land, où les autres viennent en voiture, où ces mêmes autres sont d’ailleurs quasiment absents. Isolés du monde extérieur, les Maugham se débattent pour obtenir toutes formes d’aide, financières comme humaines. Sans jugement aucun, le nouveau réalisateur irlandais nous plonge dans un univers méconnu grâce à ses talents d’observation.
Perry Ogden avait déjà publié un ouvrage sur les Irish Travellers, intitulé Poney Kids : photographe de formation et de cœur, il utilise cette fois le cinéma pour mode de reportage. Car nous ne sommes jamais très loin du reportage, comme en témoignent les multiples références à Rosetta (notamment lors d’une scène où Winnie se lave les cheveux au robinet, véritable reprise de la Palme d’or 1998) et à La Promesse des frères Dardenne. Tout comme Rosetta, Winnie vit dans une caravane, chez elle mais toujours en attente de déménagement. S’il existe en Irlande une tradition beaucoup plus forte du voyage quotidien, ce n’est pas ici par goût du déplacement ou de l’aventure que ces familles s’entassent dans des caravanes. Ils sont ainsi étonnamment immobiles tout au long du film : toujours filmés à l’extérieur, c’est bien dans l’absence de maison, d’endroit pour vivre, que se caractérisent les personnages.
Exilés aux frontières des grandes villes, ici Dublin, ils vivent en marge de la société, géographiquement et humainement : l’espace est sans cesse montré comme un désert. Même lorsque Winnie se rend dans le centre ville, elle déambule au milieu des autres qu’on ne voit qu’à peine, dans des rues presque vides. Et lorsqu’elle rentre chez elle, elle se confronte aux étendues d’usines désaffectées, de carcasses de voitures et de dépôts d’ordures. Ils n’ont pas de lieux. Tout semble anonyme.
Le manque de place renvoie également à l’exclusion purement sociale : ils doivent tout d’abord faire face au racisme de ceux qui ont un toit. Il ne s’agit pas là de racisme au sens strict du terme mais du rejet d’une tradition particulière. En outre, aucun des enfants n’est scolarisé. Rejetés de tous, ils n’ont pu apprendre à se comporter normalement dans une cour de récréation, et se sont faits renvoyer. Leur mère ne sait pas lire ; elle est désarmée face à autrui mais aussi face à une machine beaucoup plus puissante et destructrice qu’est celle de l’administratif. L’incompréhension existe des deux côtés de la barrière ; elle est partagée et multiple, bien que très inégale.
Mais ces traditions ne sont pas le moins du monde une aide à la lutte : si la mère tient à ses valeurs et à leur transmission, les enfants rêvent de « normalité ». L’exclusion entraîne la demande d’uniformisation : Winnie, sûre de vouloir se marier bientôt alors qu’elle n’a que onze ans, reste songeuse devant une robe de mariée ; les fils n’aspirent qu’à obtenir un travail assez sérieux et rémunéré pour louer un appartement, un endroit enfin stable, puisque l’instabilité n’est plus acceptable. Les membres de la famille Maugham sont présentés comme des êtres en construction, en chantier, mais aussi en quête perpétuelle de mieux.
Les corps sont souvent tronqués à l’image, elle-même tremblante, hésitante, mais en mouvement, donc vivante. On pense parfois à la vision des bas-fonds de Mexico de Los Olvidados de Buñuel dans lesquels la misère terrible ne laissait entrevoir que peu d’espérance. Mais ce film est surtout un nouveau rejeton du cinéma engagé comme s’en explique son réalisateur : « S’agissant de ce genre d’histoire et de ce type de production, il est impossible de ne pas s’engager, ou du moins de s’exprimer à partir du politique. » Autant de mots et d’images qui font de ce cinéma, à la fois réaliste et construit, une méthode de plus en plus active et efficace de manifester son désarroi.