Film central dans la filmographie de Luis Buñuel, Los Olvidados relie le goût de Buñuel pour le naturalisme social à ses origines surréalistes. Détournant les codes du néoréalisme vers une peinture comportementale des milieux les plus défavorisés, qui tire le film vers une certaine abstraction, Buñuel parvient à filmer la misère dans son aspect le plus terrible : un univers d’isolement, d’abandon et de traumatismes auxquels on ne peut échapper. On a coutume d’appeler cela un chef‑d’œuvre.
Le Festival de Cannes 1951 fut un double choc pour les cinéphiles car il leur permit d’une part d’apprécier le grand retour d’un cinéaste que l’on croyait perdu depuis la guerre, Luis Buñuel, avec son troisième film mexicain, Los Olvidados (Prix de la mise en scène) qui, d’autre part, montra qu’il était possible de faire du cinéma néoréaliste en dehors de l’Italie. Les penchants de Buñuel pour le réalisme étaient déjà chose entendue depuis le dernier film qu’on lui connaissait en Europe, Terre sans pain (1935), documentaire sans concession sur les populations montagnardes les plus reculées d’Espagne. Cette oscillation entre les codes surréalistes (avec lesquels il fit ses débuts) et une représentation naturaliste du monde, peut sembler saugrenue et paradoxale mais apparaît chez Buñuel comme la jointure entre deux éléments complémentaires, issus d’un même mouvement. Charles Tesson explique : « Qu’est-ce qu’une “vignette surréaliste” buñuelienne ? Rien d’autre que l’expression d’un naturalisme devenu poreux. Le milieu n‘est plus étanche, hermétiquement clos, comme le monde de Terre sans pain par rapport au reste de la planète. Un coq sort de l’univers de Los Olvidados et, à la suite d’un raccord dans le mouvement avec changement de niveau, on le retrouve dans la chambre d’un appartement parisien. […] Le coq dans la chambre, animal de rencontre, est le trait d’union impossible entre deux mondes et deux modes de vie qui ne communiquent plus. » Le surréalisme déplace des actes (manger sous la table) et des objets (des animaux dans la chambre à coucher) de leur milieu d’origine (généralement des classes opprimées vers l’environnement bourgeois) et met en évidence, non pas l’absurdité de ces croisements insolites qu’un regard conditionné ne peut pas ne pas constater, mais les différences de régime que ce même conditionnement tolère. Qu’un enfant miséreux puisse dormir dans une étable ne nous choque pas. Mais un coq dans un appartement bourgeois nous saute immédiatement aux yeux comme un élément incongru. Et pourtant…
C’est pourquoi le naturalisme buñuelien de Los Olvidados dévie le film du néoréalisme classique à l’italienne, et lui confère une aura onirique où la misère est une aberration en soi, du surréalisme toléré. Et comme toutes les aberrations, elle n’est régie par aucune loi ou règle connues. En brillant illustrateur psychanalytique, Buñuel scrute la sphère la plus appauvrie du Mexique, en se basant sur une quantité d’anecdotes authentiques recueillies au cours de ses recherches et de divers témoignages. Comme à son habitude, le cinéaste espagnol s’inspire de la réalité mais la détourne de son sens premier. Il l’accumule, la mélange, l’entasse et la transforme en un monde de symbole. Son but n’est bien évidemment pas de faire un film démonstratif, ni de simplement faire état d’une situation dans une région du monde mais, à travers elle, de toucher la misère dans ce qu’elle a de plus fondamental. Pedro, jeune pré-adolescent vivant dans la banlieue pauvre de Mexico, parce que sa mère ne l’aime pas (ou du moins ne lui témoigne aucune affection), fréquente quotidiennement une bande de jeunes délinquants qui occupent leur temps à fumer et commettre quelques larcins. Pourquoi sa mère se montre-t-elle si indifférente à son égard ? Il ne le sait pas, et sans doute l’ignore-t-elle aussi. Après avoir assisté à un meurtre commis par El Jaibo, chef de la bande et mauvais démon de Pedro, ce dernier décide de prendre sa vie en main et de se racheter une conduite envers sa mère ; il trouve un honnête travail dans une manufacture de couteau. Mais El Jaibo, se méfiant de ce témoin dangereux, ne va pas le laisser tranquille un seul instant, perturbant et compromettant les bonnes résolutions du garçon.
Se remettre dans le droit chemin, tenter de sortir de notre environnement et adopter la conduite que la société exige s’avèrent parfois des efforts totalement vains. Pour Buñuel, le monde est bien trop pervers pour qu’il ne s’agisse que d’une question d’attitude ou de droiture morale et, comme souvent dans ses films, les bonnes actions finissent toujours par se retourner contre celui qui les commet et celui à l’égard de qui elles étaient destinées. Quand le directeur bienveillant de la maison de correction met Pedro à l’épreuve en lui donnant de l’argent pour faire une commission à l’extérieur, il prend le pari que la bonne conscience de Pedro l’emportera sur ses mauvais penchants. Mais il oublie un paramètre important : la décision de Pedro de revenir de son plein gré peut ne pas dépendre de lui, et être entravée par un élément extérieur. El Jaibo incarne pour Pedro cette oppression omniprésente que les plus pauvres subissent, et dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Pedro aura beau courir après sa mère, il sera toujours rattrapé par El Jaibo. Car les institutions (sociales et religieuses) ne nous délivrent pas de notre condition, et n’en voient que les conséquences des problèmes et des traumatismes qu’elle a provoqués, sans avoir les clés pour les guérir complètement. Quand Pedro abat une poule à coups de bâton dans le poulailler de la maison de correction, le directeur y décèle un geste de révolte vis-à-vis de l’établissement qui retient le garçon, là où il s’agit surtout d’un acte mimétique qui reproduit le meurtre qui s’est déroulé sous ses yeux. La violence aliène le jeune Pedro, qui calque et déporte le comportement de El Jaibo, seule figure paternelle possible dans son entourage (El Jaibo tente d’ailleurs de séduire la mère de Pedro) et donc seul modèle à suivre.
Chez Buñuel, notre milieu d’origine finit par soumettre nos agissements, nos pulsions et nos désirs. Quelque part, nous en sommes toujours les victimes et, en ce sens, le regard de Buñuel sera toujours compassionnel, même vis-à-vis des êtres les plus vils (et son œuvre en est peuplée). C’est à ce genre de traitement égalitaire que l’on reconnaît les plus grands cinéastes.