Le Lituanien Sharunas Bartas qui réalise un film à raison de tous les cinq ans avait présenté son dernier, Peace to Us in Our Dreams, à la Quinzaine des réalisateurs au dernier Festival de Cannes. Le film sort en salles en même temps qu’une importante rétrospective au Centre Pompidou à Paris ainsi qu’une exposition de photographies inédites et l’édition d’un livre collectif dirigé par Robert Bonamy, Sharunas Bartas ou les hautes solitudes.
Peace to Us in Our Dreams est un home movie pour sa dimension documentaire et autobiographique : chaque personnage joue son propre rôle que ce soit Sharunas Bartas (le père), Ina Marija Bartaite (la fille), Lora Kmieliauskaite (la compagne du père), et un quatrième personnage d’absente, Katerina Golubeva (ex-compagne de Sharunas Bartas et mère d’Ina Marija Bartaite, décédée) : le film en fait advenir la présence par des photos et un fragment de film de famille tourné en vidéo.
Mais le home movie est travaillé par une tension fictionnelle en son cœur et en sa périphérie avec la présence d’un autre trio (un père, une mère, et leur fils). Deux trios composent ainsi Peace to Us in Our Dreams sur le modèle de la musique de chambre (le trio citadin à la campagne) et de la chanson populaire lituanienne (les voisins paysans), mais le modèle musical, s’il est omniprésent, n’est là que pour mieux attester l’impossibilité du « concert » : le film met en scène des individus avant tout et des binômes, où la communauté, l’orchestre, constitue un vœu pieux, un rêve précisément.
Haute solitude, partage fragile
À peine arrivés dans la maison de campagne les personnages s’isolent, et on ne verra rien d’un temps partagé : solitudes qui cohabitent, en quête d’un ailleurs qu’ils manifestent chacun à leur manière, en se réfugiant dans une chambre pour jouer du violon, en buvant de l’alcool, en allant se baigner, en partant dans la forêt, en contemplant un paysage, etc., puis émergent peu à peu des binômes externes à la famille (fille/garçon voisin ; père/père du voisin ; compagne/mère du voisin ; etc.) et internes (fille/père ; compagne/père). C’est la difficulté de la relation à l’autre ainsi que la solitude et la fragilité de l’existence sur laquelle insiste Sharunas Bartas. « Le bonheur est fragile comme des ailes de papillon. Il faut y prendre garde. », exprime Lora reprenant les propos de sa grand-mère qui le formulait le regard vide. Mais l’image du papillon convoquée qui a été annoncée juste avant par un papillon qu’on voit buter contre une vitre témoigne du caractère très illustratif ici à l’oeuvre. Il en va de même lorsque la jeune femme poursuit sur la veine nostalgique d’un ailleurs avec le motif d’une « mélodie divine » chez Beethoven : elle tente de le reconstituer par le chant mais son interlocutrice n’est pas à même de l’entendre, signant l’impossibilité d’un partage sensible et une incommunicabilité.
Si partage il y a, c’est moins dans les quelques étreintes (père/fille, père/compagne) qu’entre le personnage et un paysage, et c’est ce qui intéresse vraisemblablement Sharunas Bartas énonçant : « je ne filme jamais un paysage pour lui-même, ce qui m’intéresse ce sont les connections entre les espaces et les gens. Cela donne de l’humanité aux paysages et de la sauvagerie aux humains, il y a un effet croisé. » Il picturalise la solitude, la rend sensible par ses plans à l’image parfaite, mais presque trop précisément, virant à une sorte d’esthétisme vain et de poésie surfaite. Tant et si bien que si le papillon fait office de fil conducteur très métaphorique tout au long du film, on regrettera, si on se rappelle que le terme « image » désigne l’état définitif des insectes à métamorphose complète (tels que les papillons donc), que Peace to Us in Our Dreams ne fasse pas éprouver la densité de son image cinématographique. Et cela n’est pas tributaire de plans qui seraient ici plus courts chez le réalisateur qu’à l’accoutumée : ce n’est pas une question de durée de plans mais bien de composition et de poétique générales à vide.
Regard vide, mélodie absente
Pourtant, l’esthétisme anesthésié de Sharunas Bartas est sans cesse animé par une tension sourde ou explosive, et par d’autres tensions (documentaire/fiction, réalité/ imaginaire). Plus généralement, c’est à une tension portant sur le statut même du regard ici à l’œuvre, brouillant les pistes, malmenant le spectateur, et rendant instable notre regard : le fusil à lunette volé par le jeune voisin lui sert à voir de très près et à épier, comme c’est le cas des animaux sur lesquels il s’exerce. Or ce motif du regard scrutateur, qui est le fait de quasi tous les personnages en position de voyeur, Sharunas Bartas n’en fait presque rien et renverse celui-ci en une sorte de regard vide généralisé sur ce qui nous est donné de contempler à vide aussi.
Entre fausses pistes générant une tension et esthétisme anesthésiant, les rencontres entre personnages donnent lieu à des échanges souvent inconsistants où s’exprime notamment la nostalgie de l’enfance. Mais si « les mots ne sont pas tout » comme l’énonce le personnage de Sharunas Bartas, on regrette que le motif de la mélodie n’y trouve pas une puissante évocation audio-visuelle : elle est annoncée dès le prologue avec la course de biches dans la forêt, séquence raccordée par un duo de musique de chambre (violon et piano) faisant résonner une mélodie aux accents pathétiques annonciatrice. Si l’analogie filée de la course de la biche et de la fuite de la jeune fille à pied ou de la jeune femme à bicyclette est certes un peu facile, le motif de la fugue visuelle y est trop peu traité, comme celui d’une fugue audio-visuelle. La mélodie est dans ses grandes lignes monodique, à l’image de la violoniste qui finit par jouer seule, puis par tomber en hystérie. Harmonie impossible qui est la quête d’une « mélodie divine » imperceptible, et à l’image de la voisine malmenée par son mari qui lui lance un « Dans tes rêves ! », elle reste, elle aussi, dans nos rêves.
Rétrospective au Centre Pompidou du 5 février au 6 mars 2016.