Des ruines en zone urbaine, un homme au regard soucieux, et une phrase nonchalamment prononcée : « cet enfoiré de Bachar nous oblige à regarder le ciel ». L’ouverture du documentaire Last Men in Aleppo, réalisé par Feras Fayyad et grand prix du jury de ce festival War on Screen, est lourde de sens, puisqu’elle résume efficacement l’évolution forcée du rapport à l’espace qu’entraîne une situation de conflit. Depuis la Première Guerre mondiale notamment, les acteurs du théâtre guerrier sont dans l’obligation de passer dans un rapport perceptif vertical, c’est-à-dire guetter le danger venu du ciel, des obus et bombardements. Meteor Street, autre film en compétition (réalisé par Aline Fischer et prix du jeune jury), met malicieusement en scène cette résurgence sensorielle : Mohammed, jeune Palestinien de Beyrouth, habite désormais en Allemagne et affronte les réminiscences du conflit israélo-palestinien-libanais de 2006. Les avions quotidiens qui passent au-dessus de sa nouvelle zone résidentielle lui invoquent irrémédiablement les souvenirs des bombardements. Si le personnage principal, adolescent introverti, semble regarder vers l’avenir afin de forger sa propre identité, a priori débarrassée du poids du passé, son frère Lakhdar, adulte irresponsable et extraverti — tout son opposé — semble en proie à un mal-être difficile à contenir, l’obligeant à constamment regarder en arrière. Dans l’une des dernières séquences du film, Lakhdar, après avoir constaté le départ de son frère, a pour principale réaction de regarder vers le ciel et les avions qui passent, manifestations visibles de ses souvenirs.
Meteor Street, réalisé par Aline Fischer, © Aline Fischer
Violence latente
Un festival essentiellement centré sur la question de la guerre génère donc nécessairement, dans sa programmation, des attentes d’ordre sensible, c’est-à-dire la figuration d’une résurgence mémorielle du traumatisme généré par un passé violent, « qui ne passe pas » pour paraphraser Henri Rousso, historien spécialiste du régime de Vichy. L’ombre menaçante d’une soudaine explosion de violence hante les recoins du cadre de la plupart des films, danger latent qui semble se perpétuer au quotidien — en Bulgarie (Western, réalisé par Valeska Grisebach), au Chili (Los Perros, réalisé par Marcela Said), aux Philippines (Women of the Weeping River, réalisé par Sheron Dayoc) ou en Europe de l’Est (Frost, réalisé par Sharunas Bartas). La guerre paraît alors lointaine, et la violence, sous-jacente, se cantonnant en premier lieu à un rôle de détonateur narratif ou d’arrière plan socio-politique. Soit, bien souvent, un conflit ancien comme traumatisme trouvant une perpétuation inter-générationnelle, stigmate dont héritent les protagonistes, même s’ils n’ont pas eux-mêmes vécu les combats. Last Men in Aleppo, filmé pendant les bombardements d’Alep, est définitivement le point culminant de ce programme, témoignant d’un retour de la guerre au premier plan : déflagration inévitable, conséquence de la fragile situation politico-sociale que vivait la population syrienne, sous la dictature de Bachar el-Assad.
Désintéressement du passé
Frost (déjà projeté à Cannes) est précisément le portrait d’une jeunesse désabusée et amorphe, qui semble déconnectée de toute conscience politique, et dont l’existence s’apparente à une forme d’insouciance — à l’image des personnages principaux, Rokas et Inga, qui constituent une sorte de couple libertin aux attaches un peu tièdes. Si Rokas accepte docilement son odyssée — le transport d’une cargaison humanitaire sur le front ukrainien, en plein conflit contre la Russie — sa motivation reste tout au long du film, obscure.
Le cinéaste s’attache avant tout à représenter les émotions de son personnage par des actions concrètes — énervé lors d’une séquence, il pousse silencieusement son interlocuteur — et non par des mimiques d’interprétation, d’où l’impression de froideur et de détachement permanent dû à l’impassibilité du visage de Rokas. Son voyage se révèle alors être, au fil de l’avancée de l’intrigue, une quête de sensation : il est parti voir la guerre, inconscient du danger, comme si ce conflit, trop longtemps hors champ, faisait partie de l’imaginaire et que la résurgence d’une dissension politique dans la région (le fantôme de l’Union Soviétique) faisait désormais profondément partie du décor. Une belle séquence en témoigne : les deux héros errent sur la route, et la caméra multiplie les visions subjectives de la trajectoire du véhicule. Filmée de face, la route apparaît comme un « non-lieu », un espace nomade d’où l’enracinement est impossible. Bartas décide alors de filmer, depuis la fenêtre passager, le bord de route puis la forêt, en longue focale : plans absolument psychédéliques où la forme des arbres se condense pour former des racines, et le champ de vision se brouille, illustrant à merveille ce récit paradoxale d’un héritage sédentaire (la tension géopolitique) et d’une odyssée désincarnée (le voyage des deux héros). Ce plan constitue d’ailleurs le point de non-retour, l’arrivée au front. La guerre tant attendue par Rokas surgit enfin, si brutalement que le personnage n’a d’autre choix que d’y réagir physiquement, avec son corps : il boite, il court, il se courbe, il se désoriente. Rokas n’a pas vu la guerre, il en a vécu l’horreur imperceptible sans en revenir, frappé par un ennemi invisible, et mort anonymement dans un no man’s land désert.
Frost, réalisé par Sharunas Bartas, © Happiness Distribution
Dans Western, la réalisatrice semble avoir conscience de cette difficulté de rapporter la guerre, se limitant ainsi aux traces du conflit et sa survivance quotidienne, instaurant une inextricable tension. Le choix d’employer les codes formels du western s’avère alors doublement judicieux : à la fois absorption de la violence du genre (aucune séquence d’échange de tirs, mais une construction narrative similaire à certains classiques de Leone et Eastwood : un étranger dans une paisible bourgade), et duplication d’un lien historien possiblement tenace (relations entre Allemands et Bulgares lors de la Seconde Guerre mondiale). La dernière scène du film est intéressante dans son schéma de (possible) réconciliation : Meinhard, l’ouvrier allemand, a réussi partiellement son intégration auprès des locaux. Il s’abandonne alors totalement à son nouvel environnement et à ses coutumes, dansant en compagnie des villageois bulgares.
Los Perros a été porté par des intentions similaires à celles de Western : trouver dans l’environnement et l’espace chilien les signes d’une violence latente, prête à rejaillir (en témoigne l’agressivité dangereuse du voisin de Mariana, l’héroïne, à cause d’une simple histoire de chien). La mise en scène s’attache à un schéma circulaire, tel un tour de manège — un peu à l’image des séquences récurrentes de Mariana durant ses cours d’équitation : la scénographie est telle qu’elle oriente le regard dans un va-et-vient entre les personnages, à l’avant-plan, et les décors. Le centre gravitationnel y est ainsi constamment modifié, puisque les protagonistes, lors de leur sortie de champ, naviguent parfois longtemps à l’arrière-plan avant de quitter le cadre, comme s’ils irriguaient l’espace en y diluant sa violence, tel un effet de vidange désamorçant d’emblée tout potentiel conflit.
Los Perros, réalisé par Marcela Said, © Nour Films
Cette peinture d’une violence inconsciente se noyant dans l’espace est d’ailleurs le motif central de Women of the Weeping River. Malgré la guerre ouverte qui oppose deux familles philippines de communauté musulmane, la guérilla ici déployée semble trouver sa source et sa force dans un environnement hostile, qui finit par venir à bout de ses sujets — comme l’illustre le premier plan du film, celui d’un gros diptère mangé par les fourmis (analogie probable à la célèbre ouverture de la Horde sauvage de Sam Peckinpah).
Voir la guerre ?
À travers cette sélection de films, la question classique de la visibilité des conflits se profile : peut-on donner à voir la guerre dans son entièreté ? Peut-on finalement se résoudre à accepter qu’aucun schéma de représentation, aussi nuancé et documenté soit-il, ne saurait rendre compte de la réalité de son expérience ? Le choix des festivaliers a aussi été de diversifier les approches par une programmation variée (compétition, rétrospectives) et une diversification des supports. Outre les tables rondes et la présence de quelques séries, un atelier permanent d’essais de jeux vidéo (ayant pour objet un conflit guerrier) a été mis en place. Cette section vidéo-ludique ne se veut d’ailleurs absolument pas anecdotique, puisque le concept même de gameplay implique une participation active du joueur. Si l’utilisateur se distingue bien de son avatar (un jeu vidéo reste une simulation virtuelle, et aussi violent et alerte que soit le jeu, l’adrénaline est forcément tamisée), l’idée d’expérience de jeu peut figurer de manière tout aussi efficace les conditions de déplacement et de vigilance spatiale dont doivent faire preuve les acteurs d’un conflit.
Yellow Birds, réalisé par Alexandre Moors, © Alexandre Moors
Si rapporter la guerre s’avère donc autant difficile, c’est que le retour des vétérans eux-mêmes est bien souvent problématique, ce dont le cinéma américain a longuement traité : comment peut-on rétablir un schéma d’apaisement, un « retour à la normale » après une expérience hautement traumatisante ? La rétrospective proposée par le festival (avec entre autres Les Visiteurs ou Rambo) ainsi que la table ronde sur le retour de guerre témoigne de ces réflexions. Malgré ses maladresses formelles, Yellow Birds, réalisé par Alexandre Moors, sélectionné pour la compétition (et finalement prix du public), raconte, avec plus ou moins de justesse, le retour d’un soldat pour qui la cicatrisation de l’expérience de guerre est impossible (son compagnon d’arme a disparu dans d’étranges circonstances). La vérité apparaît dès lors pour son personnage principal comme le seul acte de rédemption, la condition nécessaire pour accéder à une forme d’apaisement intérieur (raconter aux autorités la vérité sur la disparition de son camarade).
Si pour l’ensemble des personnages, tous films confondus, le trajet de rédemption semble long et sinueux (en témoigne la répétition des plans de routes), les réalisateurs ont eu le courage de pointer clairement le lourd endettement que vivent les héritiers d’un événement violent. Le processus de rédemption entamé n’est absolument pas empreint d’une forme de fatalisme et de regrets. Il est au contraire un acte au présent, conscient avec modestie de son impuissance face au passé, et se tournant volontairement vers un avenir meilleur. Comme le formulait si malicieusement Serge Daney, « le cinéma étant l’art du présent, ses remords sont sans intérêt ».