Présenté l’année dernière dans la section « Un certain regard » du Festival de Cannes, le coup d’essai de l’Israélienne Maha Haj s’avère être une chronique familiale d’une densité et d’une complexité remarquables. La réalisatrice y travaille de bout en bout une mise en scène interstitielle qui interroge la porosité des frontières réelles et fantasmées – politiques, culturelles, géographiques – entre les êtres.
Entre les frontières
L’on suit tout d’abord le quotidien d’un couple de seniors arabes israéliens au bord de la rupture, cloîtrés dans leur maison de Nazareth. Les journées passent et se ressemblent; les plans de Maha Haj déclinent d’infimes variations sur le même canevas de départ : un homme, une femme, séparés par toutes sortes d’écrans, physiques (l’ordinateur que le mari trimballe de pièce en pièce, la télévision par laquelle la femme est happée) et virtuels (le silence, pesant). De l’autre côté de la frontière, à Ramallah, vivent le fils cadet, Tarek – célibataire exigeant – et sa sœur, laquelle héberge avec son mari la grand-mère sénile et entêtée. Très loin de cette réalité israélo-palestinienne, Hisham, le fils aîné, a emménagé en Suède depuis peu. De façon très attendue, la connexion entre tous ces personnages se fait par le biais d’appels téléphoniques, de sessions Skype et autres échanges de mails. Mais en utilisant ce procédé apparemment éprouvé, Maha Haj parvient à ménager une tension habile entre la fluidité des dialogues et l’embarras des corps : elle donne ainsi à voir, presque uniquement par le montage, la communication dissonante qui se met en place entre les protagonistes; les frontières physiques et mentales qui les tiennent à distance les uns des autres. En témoigne, vers le début du film, la scène dans laquelle Hisham appelle son frère : alors que les répliques fusent, spirituelles et cinglantes, le montage alterné oppose la placidité d’Hisham – dont la silhouette, raidie par le froid scandinave, est filmée frontalement – à l’affairement désordonné de son interlocuteur, que la caméra accompagne dans son agitation matinale. Cette scène ressemble ainsi à la matrice du film tout entier : ne laissant aucun répit au spectateur, en enchaînant les menues péripéties et les drames quotidiens, Maha Haj articule sa mise en scène autour des tensions et des frictions – aussi psychologiques que somatiques – entre ses personnages.
Le plus beau, dans tout cela, est finalement que ce motif récurrent de la frontière reste vierge de tout symbolisme sur-signifiant : Maha Haj en exploite les potentialités strictement cinématographiques, en le pensant avant tout en termes d’espace et de temps. Que la possibilité d’un franchissement ou d’une circulation ne soit envisagée qu’à hauteur d’individu est donc tout à fait logique : la cinéaste reste obstinément rivée aux altérations et aux bouleversements – burlesques, tragiques – introduits par les corps à la lisière des images (les parents et leurs écrans, la grand-mère et l’image télévisée, le conjoint de la sœur et la vision de la mer); partant, elle évacue l’idée d’une transcendance permise par l’engagement et par l’abnégation (l’effronterie du personnage de Maïssa face aux soldats israéliens produit avant tout une gêne comique). Toutefois, si la désillusion et l’irrésolution sont omniprésentes, jusqu’à la conclusion du film (la traversée du lac en barque, terne pastiche de la fin de L’Aurore, signe le crépuscule du vieux couple), les frontières entre fantasme et réalité ne sont pas pour autant insurmontables; les rêves de chacun ne sont pas systématiquement frappés d’impossibilité. Seulement, leur réalisation, fortuite, se produit toujours sur le mode d’un choc imprévisible, d’une décision spontanée : toutes affaires cessantes, les personnages se défont du carcan de leurs préoccupations, sortent de leur engourdissement; éprouvent la joie pure, simple et un peu dérisoire de donner une forme – fût-elle simplement esquissée – à leurs fantasmes secrets. Comme dans cette scène de tango, improvisée en plein commissariat par le couple de screwball comedy que forment Tarek et Maïssa : l’exubérance communicative dont font soudainement montre ces « complices dans le crime », inaugure un glissement magistral d’une scène de ménage des plus mesquines vers une généreuse mise en spectacle de soi. Avec une idée toute simple (ce qu’on prenait pour un simple miroir est en réalité une glace sans tain), Maha Haj orchestre ici une circulation du désir qui reconfigure totalement l’espace dramatique, resserré autour du couple dansant. Personal Affairs rejoint en cela les films choraux et les comédies familiales de Chantal Akerman, de Toute une nuit à Demain on déménage, où le montage tour à tour éclaté et contenu, tendu vers un horizon de ligne claire, tisse souterrainement une trame ténue à partir des désirs et des impulsions – a priori incompossibles – de personnages au demeurant isolés. C’est à une semblable oscillation entre syncope et discrétion du montage que Personal Affairs doit sa vivacité pénétrante : chaque saynète se trouve reliée aux autres par un principe de collision et de correspondance qui anime le microcosme éclaté du récit, réunissant les corps avant de les séparer.