Première adaptation de Monsieur Ripley de Patricia Highsmith, Plein Soleil reste, aujourd’hui encore, l’original qu’aucune copie n’a réussi à égaler. Modèle de maîtrise stylistique, avec une distribution au diapason (Alain Delon vit sa carrière décoller), ce film noir brouille les pistes avec une étonnante modernité et montre que toute illusion reste bonne à prendre.
De René Clément à Claude Chabrol, en passant par Wim Wenders ou Alfred Hitchcock, Patricia Highsmith a nourri l’imaginaire des cinéastes adeptes de thrillers ambigus et pervers. Outre L’Inconnu du Nord-Express, la romancière doit principalement sa renommée aux romans centrés sur Tom Ripley qu’Alain Delon est le premier à incarner à l’écran (avant Dennis Hopper ou Matt Damon). Le jeune acteur apporte au rôle un charisme vénéneux redoutable d’efficacité qui lui valut d’ailleurs d’être remarqué par Visconti et de tourner ensuite Rocco et ses frères.
De toutes les adaptations de Monsieur Ripley (premier livre de la série), Plein Soleil est considérée, à juste titre, comme la plus remarquable. L’éclectique René Clément réussit un cocktail inattendu où sont réunis dans un même film des acteurs très français (Delon, Maurice Ronet et la jeune Marie Laforêt dans son premier rôle), le climat haletant propre aux films noirs hollywoodiens et l’esprit désinvolte véhiculé par une jeunesse bourgeoise spleenétique en prise avec la dolce vita (l’action se passe en Italie). Assez fidèle à la trame originale, il se défait néanmoins de toute psychologisation à outrance pour se concentrer sur l’essentiel : cette mécanique où les personnages semblent créer leur propre perte et fatalité au-delà de toute motivation rationnelle. René Clément évacue l’homosexualité sous-jacente de Ripley et ne cherche pas à rendre à tout prix crédible la ressemblance physique entre Delon et Ronet. Qu’est-ce qui pousse donc Ripley à tuer puis usurper l’identité de Philippe, le supposé ami qu’il devait ramener à son père ? L’amour, l’argent, la revanche sociale, une certaine fascination ? Jusqu’au bout, les zones d’ombre demeurent et finissent toutes vampirisées par la froideur assumée de Ripley.
La postérité de Plein Soleil vient évidemment de ses nombreux morceaux de bravoure. Le plus mémorable est sans aucun doute le meurtre en pleine mer où le déchaînement soudain des éléments maritimes se mêle à un découpage précis et nerveux. Mais sa réussite tient surtout dans la capacité du film à intégrer l’illusion comme un élément fondamental de ses ressorts et de son esthétique. Ici, seuls s’en sortent ceux qui maîtrisent (et acceptent) l’art de l’imitation et de la substitution. Le ton est donné dès l’ouverture lorsque Philippe achète la canne d’un aveugle pour jouer momentanément son rôle. La séquence pourrait rester anecdotique si elle n’était suivie d’une scène beaucoup plus troublante où l’on voit, cette fois-ci, Delon devant un miroir, détourner gestes et voix de son ami avant d’embrasser son propre reflet. Le jeu (dangereux) peut commencer. Ripley a compris que dans le film qui est en train de se dérouler, il ne pouvait y avoir qu’un personnage principal. D’abord réduit à la position de voyeur (on pense à Norman Bates dans Psychose), mis en hors-champ par la caméra et le couple dont il est le souffre-douleur, sa seule issue pour revenir au premier plan est d’écarter son rival masculin et de prendre sa place. Et paradoxalement, c’est Philippe qui est le moteur du plan machiavélique à venir. En bon metteur en scène, juste avant d’être tué, ce dernier imagine les circonstances de sa propre mort et s’assure que Ripley pourra reprendre le flambeau en lui demandant de l’imiter une nouvelle fois. À la fin du film, la boucle semble complètement bouclée. Marge, l’ex-fiancée du défunt, semble se satisfaire du changement de casting et accepte de jouer pour Ripley le même air qu’elle interprétait à Philippe avant leur nuit d’amour.
À l’image du titre, en total décalage par rapport à son intrigue, tout dans Plein Soleil est donc menacé par les faux-semblants. René Clément s’amuse des effets de retournement pour mettre le spectateur en alerte et le forcer à toujours voir au-delà des apparences. La photographie, bien trompeuse, baigne dans un trop plein de lumières et de couleurs (le bleu y domine). L’environnement sonore est, lui-aussi, continuellement parasité par l’allégresse de la partition de Nino Rota, bien loin des attendus d’un film de genre. De même, lorsque le film semble s’autoriser des décrochages naturalistes, c’est pour mieux en faire ressortir leur portée allégorique. On pense notamment à la séquence où Alain Delon déambule dans un marché aux poissons. Le parti-pris quasi documentaire de ce passage n’aurait pas dépareillé dans un film néo-réaliste si la scène ne s’achevait sur deux plans lourds de sens : une balance – que l’on peut lire comme un symbole de la justice – et une tête de poisson coupée – anticipation de la condamnation à mort du personnage. Et que dire de cet ersatz de happy end, définitivement évacué lorsque le bateau qui clôt le film lève sa voile noire ?
Dès lors, dans cette métaphore filée de la création qui agrémente ces allers-retours entre le vrai et le faux, il n’est pas innocent que le premier objet qu’achète Ripley après son meurtre soit un projecteur. Car indirectement, ce que ne cesse d’interroger René Clément – comme le fera plus tard un Brian De Palma –, c’est bien le pouvoir du cinéma à susciter l’illusion et à nous laisser prendre au piège de l’artifice.