Tournée entre deux films considérés à tort comme mineurs, cette adaptation assez libre du roman de Patricia Highsmith fait certainement partie des sommets d’inventivité du maître du suspense. Mais bien plus que cela, c’est l’œuvre par excellence d’un génie visionnaire qui a toujours nourri son classicisme du choc orchestré par son puritanisme et sa fascination pour le monstrueux et la perversité des individus.
Un crime presque gratuit, un innocent aux mains sales, une mère anxiogène, une jeune femme trop vulgaire, une promise un peu frigide, le tout parsemé de somptueux clairs-obscurs qui ne nous montrent que la moitié de la vérité : voici la parfaite équation de cette adaptation du roman homonyme de Patricia Highsmith, réalisée à l’aube des années 1950, entre Le Grand Alibi et La Loi du silence. Et dès les premières minutes, le réalisateur nous donne le ton, nous embarquant à corps perdu dans un récit tortueux où sa fascination pour les êtres ambigus atteint des sommets. C’est certainement pour cette raison que dès la première scène, dans une grande gare américaine, Alfred Hitchcock propose une succession de plans sur des pieds s’agitant dans tous les sens, traversant le cadre de toutes parts. Partie du corps probablement la moins à même de trahir les intentions d’un personnage, elle n’a pourtant rien d’innocent, tout autant capable d’orienter le déroulement de l’action que de poser des différences sociales notables entre les individus.
C’est d’ailleurs en entrechoquant leurs pieds que Guy Haines (Farley Granger) et Bruno Anthony (Robert Walker) vont faire connaissance dans le train qui les ramène dans leur ville. Le premier est un bel homme, joueur de tennis renommé, sur le point d’épouser une belle femme issue de la haute société à condition d’obtenir le divorce d’une première épouse vulgaire et calculatrice. Le second a la classe et le cynisme des dandys anglais, jouit d’une fortune familiale et se languit de la mort d’un père détesté. Le courant passe rapidement entre les deux hommes qui décident alors de partager un repas dans le wagon restaurant. Lors de ce tête-à-tête, Bruno propose à son nouvel ami le crime parfait, c’est-à-dire sans alibi. L’un tuera l’épouse envahissante tandis que l’autre éliminera le père despotique. Guy s’offusque et refuse le marché. Mais s’il avait lui-même vu les autres films d’Hitchcock, il saurait probablement que tout repas consommé avec le diable est déjà la preuve d’un pacte, La Corde étant à ce sujet l’un des meilleurs exemples.
Plutôt que de nous intéresser au déroulement (très efficace par ailleurs) de l’intrigue avec ce premier meurtre et la tentative désespérée de Guy de rompre le pacte qu’il a implicitement accepté dès lors qu’il a laissé Bruno rentrer dans sa vie, ce sont surtout les figures typiquement hitchcockiennes qui parcourent le film qui nous intéressent ici. Il y a d’abord la première femme du célèbre tennisman. Présentée comme celle par qui le scandale arrive, elle est à l’exact opposé de cette froideur féminine qui parcourt les différents films d’Alfred Hitchcock. Gouailleuse, manipulatrice, vulgaire, elle invoque immédiatement une sexualité débridée, ce qui dans le cinéma américain des années 1950 en fait rapidement la garce de service. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle ne fascine pas le réalisateur qui, on le sait, n’aimait pas les actrices qui avaient « le sexe affiché partout sur [leur] figure » en référence à Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot. Il faut voir comment la caméra est fascinée par ce visage machiavélique, capable de lécher de manière suggestive un cornet de glace ou de s’encanailler avec plusieurs garçons d’un coup dans une fête foraine. À l’opposé, il y a la promise de Guy Haines, belle femme de la haute société dont la classe n’a d’égal que la froideur, une figure que d’autres actrices comme Grace Kelly et Tippi Hedren incarneront par la suite. Enfin, il y a la mère de Bruno, vieille femme anxiogène et castratrice, cousine pas si éloignée de la famille Bates dans Psychose.
Mais surtout, c’est la relation extrêmement ambiguë entre Guy et Bruno qui fait toute la force de L’Inconnu du Nord-Express. À partir d’un marché basé sur un échange de meurtre qui fera de l’innocent un coupable en puissance (sur ce même canevas sera proposé La Loi du silence), Alfred Hitchcock interroge sans détour la part d’ombre qui régit le comportement de ces deux individus. Si le roman de Patricia Highsmith était nettement plus explicite sur le potentiel homosexuel de cette relation, Alfred Hitchcock n’en a pas pour autant occulté ce point, lui qui a toujours éprouvé une sorte de fascination masochiste pour cette thématique (Murder, Rebecca, La Corde). Dandy cultivé et séduisant, Bruno n’en reste pas moins un personnage dont l’intérêt pour les femmes se limite bien souvent au meurtre. Grâce à son obstination, il finit par s’immiscer complètement dans la vie de Guy, quitte à le pousser dans des retranchements où pointe également son ambiguïté. Les deux hommes finissent par entretenir une relation clandestine, Alfred Hitchcock faisant preuve d’une précision redoutable dans la manière de donner au hors-champ tout le sens que cette relation y prête. Les espaces (la maison de Bruno, un grillage, une soirée mondaine) deviennent autant de géométries où se dessine en filigrane le désir de l’un pour la vie de l’autre, jusque dans ce plan hallucinant où Bruno, minuscule dans le cadre, est cette petite tache noire qui vient contrarier la blancheur immaculée d’un bâtiment officiel.
Le film atteint son apothéose dans la scène finale, véritable leçon de cinéma en termes de climax. Souvent commentée, la séquence où les deux hommes se retrouvent près d’un manège afin de tenter de régler définitivement cette affaire criminelle, est une fois de plus propice aux interprétations les plus osées. À l’instar de Rebecca ou de La Corde où le meurtre prenait à chaque fois une forte dimension (homo)sexuelle, il faut voir comment les deux personnages masculins semblent soudainement libérer leurs pulsions dans ce combat final où chacun ne supporte plus le miroir que lui tend l’autre. Dans un plan où les deux hommes sont allongés sur le sol dans une position plutôt équivoque, il faut voir comment Alfred Hitchock laisse apparaître dans le bord droit de son cadre le pieu du cheval de bois aller et venir régulièrement, comme s’il s’agissait d’un viol. Et si le film semble s’achever dans un orgasme aussi violent que libérateur, c’est que le plaisir coupable chez Alfred Hitchcock est toujours synonyme de mort, ce que la majeure partie de ces films passés et à venir continueront de démontrer.