Figure éminente du cinéma underground new-yorkais des années 1960 aux côtés de Jonas Mekas et John Cassavetes, Shirley Clarke reste une réalisatrice pourtant assez méconnue dans nos contrées. Arpentant les bas-fonds de la Grosse Pomme, Shirley Clarke dresse un portrait de la société américaine de l’époque en s’intéressant aux désœuvrés. Parmi ses faits d’armes les plus célèbres, elle réalise The Connection (qui fit l’ouverture de la Semaine de la Critique à Cannes en 1961), qui traite à la fois de la toxicomanie et du jazz, ainsi que The Cool World (1964), film de gangsters tourné entièrement dans les rues de Harlem avec des acteurs non-professionnels.
Récits et dispositif
Son œuvre dévoile un tropisme particulier pour les récits et dispositifs qui naviguent entre réalité et fiction, véracité et théâtralité, « true story » et bobards montés de toutes pièces. Portrait of Jason, qui sort aujourd’hui pour la première fois en France, ne déroge pas à la règle et vient même l’illustrer de manière tourbillonnante. Tourné dans une chambre du mythique Chelsea Hotel, Portrait of Jason déploie un dispositif qui rappelle la scène de théâtre : c’est entre deux fauteuils et une cheminée qu’Aaron Payne (autoproclamé Jason Holliday), black aux lunettes rondes et avec un air de petit écolier, vient nous livrer les histoires de sa vie. À mesure que la nuit avance, Jason s’enfonce dans l’ébriété et vient casser cette image affable et rigolarde, dévoilant ainsi les multiples strates de sa personnalité.
De fait, la forme du film questionne d’emblée son identité : courtes séquences comme autant de fragments du (des?) personnage, recours régulier au flou pour signifier l’impossibilité de le saisir dans sa vérité. Car Jason est un véritable (et passionnant) conteur, qui transmet sa réalité et la réinvente, la remodèle à sa façon roublarde et séduisante, rythmant ses phrases de rires intempestifs comme pour se mettre le public dans la poche. Ses récits sont ponctués de deux formules en forme de boutade, qui viennent bien résumer l’écart dans lequel il se tient : « Faut que j’avoue », « Je n’avouerai jamais ». Entre les deux, Jason est libre de recomposer son histoire comme il l’entend.
Un produit de son époque
Portrait of Jason tient donc à la fois de la confession filmée et du one-man-show, une captation qui serait un peu opportuniste – tirant sans vergogne toute la sève des récits truculents et des gesticulations de son personnage – si Shirley Clarke ne faisait pas preuve d’une grande intégrité de cinéaste. Car à aucun moment elle ne fait mystère de son dispositif. On entend Shirley Clarke et son équipe encourager Jason hors caméra, lui fournir des indications de jeu, le lancer sur telle ou telle histoire, ou l’engueuler parfois sur son inclinaison à la mythomanie et à l’égocentrisme. L’équipe de tournage se transforme même en public lors d’une séquence où Jason joue un sketch de sa composition, laissant échapper des rires qu’on pourrait croire sortis d’une sitcom. Ceci donne naissance à une couche supplémentaire de récit, qui documente leurs relations – révélant que filmeur et filmé savent très bien ce qu’ils veulent obtenir l’un de l’autre – ainsi que les conditions dans lesquelles le film a été réalisé.
Malgré sa tendance à jouer avec son auditoire, Jason dévoile à son insu beaucoup de son environnement. Que ce soit à travers le vocabulaire qu’il utilise (il faut d’ailleurs, à ce sujet, saluer le travail remarquable effectué sur le sous-titrage en français) ou la façon dont il interprète littéralement chaque personnage de ses histoires, Jason semble avoir traversé toute une Amérique déglinguée, pleine à la fois d’opportunités et d’obscurantismes, travaillée par une volonté progressiste qui cache en son sein les conservatismes les plus hideux. Avec ce recul cynique et plein de drôlerie, Jason n’est par exemple pas dupe de la condition précaire du peuple afro-américain, et révèle qu’il sait jouer de ce statut pour infiltrer les strates bourgeoises qui devraient normalement lui être interdites. C’est ainsi que cet électron libre, avec sa fougue du désarroi et sa malice, emmène Portrait of Jason bien au-delà de son petit dispositif, et sonde la psyché américaine de son époque.