En octobre 1968, quatre Américains s’aventurant hors des sentiers battus d’Hollywood font la couverture des Cahiers du cinéma : John Cassavetes, Robert Kramer, Andy Warhol et Shirley Clarke. Si les trois premiers figurent aujourd’hui en bonne place dans les rétrospectives en cinémathèques et les DVDthèques de tout cinéphile averti, la dernière a quelque peu été évincée d’une histoire du cinéma d’avant-garde à laquelle elle a pourtant largement contribué. Tous avaient en commun de filmer « l’Amérique ordinaire contemporaine telle que la vivent, la combattent ou la subissent ceux qui la peuplent », cette Amérique invisible des grandes fresques hollywoodiennes, celle des outsiders, de la littérature de Kerouac et de la contre-culture naissante. Clarke, plus qu’aucun autre, s’est intéressée à ces oubliés de l’Amérique des années 1960 à travers ce qui, a posteriori, forme une trilogie avant-gardiste de la marginalité : la communauté noire de Harlem où elle tourne en 1964 son second film de fiction traversé de séquences documentaires, The Cool World ; l’homosexualité, avec, en 1967, Portrait of Jason, autour d’un gigolo black, véritable Notre-Dame-des-Fleurs de Harlem ; mais aussi aux musiciens de jazz et aux toxicomanes, avec son premier film de fiction en 1961, documenteur avant l’heure, The Connection.
Née à New York en 1919, Shirley Clarke renonce à une carrière de danseuse pour se tourner vers le cinéma. La danse n’en constituera pas moins le sujet de ses premiers courts métrages, notamment Dance in the Sun en 1953, qui attire l’attention d’une autre réalisatrice et danseuse, Maya Deren. Dans les années 1950, Clarke fréquente aussi bien le peintre et cinéaste expérimental Hans Richter que les jeunes Ricky Leacock ou D.A. Pennebaker, avec qui elle partage un espace de travail à Manhattan. Le premier exerce une influence incontestable sur les premiers courts métrages de la réalisatrice, de Bridges-Go-Round (1958), montage presque constructiviste de vues des ponts qui entourent Manhattan, à Skyscraper (1959), co-réalisé avec Willard Van Dyke et tendant à la même abstraction lumineuse autour de la construction du Tishman Building. Les seconds, non encore engagés dans l’aventure du cinéma direct, nourrissent une réflexion sur le geste documentaire et sa capacité à traduire une vérité, réflexion à laquelle la cinéaste va contribuer à travers son premier long métrage de fiction : The Connection. La pièce de Jack Gelber dont il est tiré, mise en scène par le Living Theatre en 1959, trouve un écho fondamental chez Clarke. Y sont formulées en germes les questions qu’elle se pose en tant que cinéaste.
Adapté à l’écran, le texte de Gelber devient un formidable exercice de méta-cinéma : le film se présente en effet dès le premier plan comme un documentaire plutôt que comme une fiction. Le carton en surimpression qui ouvre ce plan initial est signé du « chef opérateur » d’un documentaire avorté : « Jim Dunn, the documentary film-maker, titled this film “The Connection” and turned over all the footage to me before he left » commence J.J. Burden. Le cameraman présente ainsi le montage qui suit comme son œuvre après que le réalisateur – que nous verrons bientôt apparaître dans le champ, essayant en vain de diriger des acteurs peu coopératifs – a abandonné son film en cours de route. Un piano entame quelques notes de jazz tandis qu’un personnage titube jusqu’au renfoncement qui tient lieu de cuisine dans un appartement aux murs de briques délabrés. Panotant, la caméra révèle un à un les personnages de ce huis clos dans la moiteur de l’été new-yorkais : quatre musiciens arrimés à leurs instruments et quatre hommes somnolents ou bien se traînant d’un bout à l’autre de la pièce. Le pianiste s’interrompt, laissant entrer les bruits de la circulation extérieure. Leach, formidable Warren Finnerty, un acteur du Living Theatre trop rarement aperçu au cinéma – il est pourtant tout aussi convaincant dans un même rôle de camé chez Jerry Schatzberg (Panique à Needle Park), et dans des seconds rôles chez Dennis Hopper (Easy Rider) ou Monte Hellman (Cockfighter) – un bandage dégueulasse noué autour du cou et le visage grimaçant, entreprend de découper un ananas qu’il a sorti du poêle tout en introduisant chaque personnage. Ce faisant, il s’adresse à l’équipe de tournage, hors champ, et à la caméra 16mm qui suit ses gestes. Tout, depuis le régime sonore diégétique jusqu’aux regards caméras, ancre cette séquence d’ouverture dans le registre du documentaire. Très vite pourtant, le « réalisateur » intervient. Avide de saisir la « vraie » vie de junkies cloîtrés comme des rats dans une cage moisie, tuant les heures et espérant qu’arrive enfin la « connexion » qui doit leur délivrer la dose tant attendue, l’énergique documentariste ne trouve pas cette morosité somnolente assez cinégénique. Jeans retroussés sur ses converses et Bolex en mains, Jim Dunn incarne le prototype du jeune metteur en scène fringant et pétri d’idées préconçues, qui entend bien faire jouer aux junkies leur propre rôle, quand bien même celui-ci n’aurait rien à voir avec leur réalité. Ceux-ci se plient sans enthousiasme à ses lubies et se résignent à sa présence invasive, tandis qu’il s’active, les bouscule, leur braque un projecteur en plein visage… Pas sûr que la formulation un peu laconique de cette critique du cinéma vérité atteigne toujours son but. Le caractère uni-dimensionnel du personnage du documentariste, véritable élément comique du film, manque parfois d’une épaisseur qu’il acquiert finalement contre toute attente quand, cédant à la curiosité et à l’invitation des autres l’enjoignant à vivre l’expérience qu’il se propose de filmer, il s’injecte de l’héroïne et devient lui-même indifférent à son propre film.
Aux spectateurs qui, à l’instar du jeune cinéaste à l’affût d’images chocs, voudraient assister au triste spectacle de toxicomanes rongés par le manque, Clarke offre en miroir le spectacle de leur propre avidité, de leur voyeurisme bon ton, et leur refuse un cinéma d’attractions. Sans « Freaks show » ni « Sioux dance », les personnages de The Connection, loin de se livrer en pâture comme l’espérait naïvement Jim Dunn, interpellent directement le spectateur pour lui demander ce qu’il est venu chercher dans ce film, quelle vérité il espère trouver. La « connexion » qui donne son titre au film et à la pièce désigne alors moins l’intermédiaire qui doit venir livrer l’héroïne qui soulagera les corps engourdis que cette relation atypique qui s’établit avec le spectateur, ce face-à-face sur fond d’improvisation de jazz qui bouscule sa sécurité et lui dévoile sans cesse les procédés et trucages de la fiction en cours. Selon la formule percutante de Jonas Mekas, The Connection apparaît comme l’« En attendant Godot de la drogue », une attente qui tourne à vide et perd la trame du but vers lequel elle tendait. Quand, enfin, survient Brother Cowboy, la fameuse « connexion », il est accompagné d’une sœur évangéliste pêchée au coin de la rue, convaincue que Cowboy mène une cérémonie d’absolution dans le confessionnal de la salle de bain où vont se réfugier un à un les junkies tremblants. Autour de cette figure fragile et improbable dans un repère de drogués, tous jouent le jeu d’une cérémonie religieuse pour cette autre « Sister Salvation » (puisque c’est ainsi qu’ils baptisent la vieille femme), chacun y allant de son « amen » auquel répond mécaniquement la vieille dévote, inconsciente de ce qui se trame en réalité sous ses yeux. Exercice périlleux de fiction dans la fiction d’un faux documentaire, le film s’aventure alors au bord d’un précipice sans fond qui laisse le spectateur sans repère valable auquel se raccrocher.
L’ambiguïté, dans le film de Shirley Clarke, ne se situe plus simplement au niveau de l’interprétation des rôles : qui est toxicomane ? Qui est comédien ? Qui joue sa vie et qui joue un jeu ? Elle relève du jeu de miroirs que se renvoient le documentaire et la fiction. À quelle objectivité le documentariste peut-il prétendre quand il place sa caméra au milieu d’un groupe auquel il n’appartient pas ou bien quand il se propose de filmer une expérience dont il ignore tout ? Quelle vérité se trouve à la portée de la caméra ? Dans quelle mesure le réalisateur intervient-il, même à son insu, et modifie-t-il la situation qu’il filme ? Que produit la fiction quand elle s’invite dans le documentaire et inversement ? « Je n’étais pas aussi intéressée au propos de la drogue que je ne l’étais par le film lui-même, ou la forme potentielle de ce film » racontera plus tard Shirley Clarke. Et c’est bien en effet sur les contradictions et les limites du regard documentaire que la cinéaste s’appesantit : après avoir reproché à ses « personnages » de ne pas être assez coopératifs alors que, leur rappelle-t-il, il les a payés pour qu’ils se fournissent en drogues durant une semaine, Jim Dunn n’a-t-il pas le culot d’aller déclarer, comme une profession de foi : « I am just trying to make a honest, human documentary » ?
Difficile de croire que The Connection fut parfois perçu, à l’époque, comme un véritable documentaire, induisant des erreurs de lecture grotesques. C’est que Shirley Clarke était entourée de documentaristes qui n’allaient pas tarder à inventer de nouvelles écritures filmiques où l’improvisation et la captation directe joueraient un rôle de premier choix. Frederick Wiseman, qui n’était pas encore passé à la réalisation, lui avança 3 000 dollars pour la production du film. C’est lui aussi qui, deux ans plus tard, vint la trouver avec un roman de Warren Miller pour qu’elle l’adapte au cinéma. The Cool World, réécrit avec son compagnon, l’acteur Carl Lee (qui incarne Brother Cowboy, le dealer, dans The Connection), fut tourné en plein Harlem en 1964, avec des jeunes issus des gangs, incapables de lire un scénario. Interprété par de jeunes acteurs non-professionnels, héros d’un monde qui recèle plus de dangers que de promesses radieuses, The Cool World est la seconde fiction de Clarke mais possède une indéniable valeur documentaire, rare témoignage sur le climat électrique précédant la révolte dans la jeunesse afro-américaine. Trois ans avant le couple mixte incarné par Sidney Poitier et Katharine Houghton face aux préjugés raciaux de leurs parents (inoubliables Katharine Hepburn et Spencer Tracy) dans Guess Who’s Coming to Dinner de Stanley Kramer (1967), The Cool World adresse la question noire sans concession ni angélisme. À travers cette peinture corrosive des communautarismes américains, Clarke annonce d’ores et déjà le «black cinema» de Charles Burnett (Killer of Sheep sortira en 1981). Moins conte de fées donc que fable politique et sociale, le second long métrage de Clarke interroge l’équité et la justice d’une société américaine qui en 1964 balaie ses valeurs fondamentales à l’orée du conflit vietnamien et des émeutes raciales liées au mouvement des droits civiques.
Lors de sa rencontre avec Jacques Rivette, Noël Burch, Jean-Jacques Lebel et André S. Labarthe au cours de l’émission « Cinéastes de notre temps » qui lui était consacrée en 1996, la cinéaste expliquait que moins que leur opposition formelle aux techniques et à l’économie d’Hollywood, ce qui réunissait les jeunes réalisateurs de la Film-Makers Cooperative sous une même bannière « underground », était plutôt leur esprit de contestation, à la fois esthétique, politique et sociale. À une époque où elle s’affrontait le plus violemment à la domination blanche et masculine de l’Amérique, la condition noire incarnait pour Clarke le symbole même de l’oppression, et elle la mettait volontiers en balance avec la condition féminine : « la femme blanche et le noir américain ont le même psychisme » déclarait-elle lors de ce même entretien. Dans la lignée de Shadows – elle avait d’ailleurs prêté son matériel à John Cassavetes pour qu’il puisse tourner en 1958 – Shirley Clarke, avec The Connection ou The Cool World, révélait un monde ignoré ou bien stigmatisé par la fiction hollywoodienne. Mais la véritable nouveauté de ces films ressortait pourtant moins des tabous qu’ils faisaient éclater que des esthétiques qu’ils inventaient. Shirley Clarke avait sans doute en tête les ondulations de la caméra de Shadows en réalisant The Connection : même profondeur du noir et blanc, même puissance extatique du jazz, même transport des sens et même spontanéité des dialogues au gré du jeu improvisé des acteurs. Venue de la danse, Clarke invente une chorégraphie du plan : une caméra qui louvoie entre les corps dans l’espace exigu de l’appartement, les frôle, les caresse, et multiplie les effets de « filés ». Véritable profession de foi stylistique, cette esthétique d’un geste spontané est une traduction presque littérale à l’image de la musique jazz qui traverse l’univers cinématographique de Clarke. Pas un de ses films qui ne soit en effet porté par une bande-son improvisée par quelques jazzmen de ses amis. Dizzie Gillespie et Yussef Lateef signent la bande-son de The Cool World et l’attente douloureuse des junkies de The Connection s’éclaire parfois de percées musicales éblouissantes, improvisées par le pianiste Freddie Redd (crédité comme compositeur de la bande-son), le saxophoniste Jackie MacLean, le contrebassiste Michael Mattos et le batteur Larry Ritchie.
Si The Connection apparaît comme le premier volet d’une trilogie consacrée aux communautés marginales de l’Amérique des années 1960, Portrait of Jason en est l’ultime tableau. Ce montage de 1h45 réalisé à partir d’un entretien filmé de près de douze heures dans une chambre du Chelsea Hotel (haut lieu de la contre-culture new-yorkaise immortalisé par Warhol), engage une conversation avec un prostitué noir, Jason Holliday. Cabotin et grandiloquent, Jason s’offre en spectacle durant un one man show qui passe sans coup férir du rire aux larmes, et pose, à une échelle micro, les mêmes questions du rapport de la fiction à la réalité qu’abordaient, à une échelle macro et plus politique, The Connection et The Cool World. Filmé par une seule caméra 16mm, Jason débite ses anecdotes avec une telle verve qu’elle excède parfois la durée d’une bobine et laisse place à un écran blanc tandis que sa logorrhée compulsive continue de plus belle. Après avoir découvert Portrait of Jason, l’ultime volet de cette trilogie des exclus, Michel Delahaye écrivait avec Jacques Rivette dans Les Cahiers du cinéma : « faut-il devant ce portrait, unique au cinéma, penser à Rouch ? À Genêt ? Peut-être faut-il y voir, tout simplement, le prolongement naturel en notre ère de ce que faisait Louis Lumière : “se mettre devant les gens et les choses”. »
Figure injustement oubliée de ces années fastes de la contre-culture et du cinéma d’avant-garde, Shirley Clarke, pourtant à l’origine de la Film-Makers Cooperative avec Mekas en 1962, a connu un destin semblable à celui de Barbara Loden, actrice et épouse d’Elia Kazan, réalisatrice d’un seul film, Wanda, qui resta longtemps dans l’ombre avant qu’un distributeur ne le redécouvrît. Reste à espérer qu’une initiative aussi salutaire réhabilitera bientôt l’œuvre de Shirley Clarke.