Le fonctionnement du système judiciaire est un excellent baromètre de l’état d’une démocratie – a fortiori quand il s’agit d’arbitrer les conflits au travail, et donc d’intervenir à la base de l’organisation sociale. Le tribunal des prud’hommes est une arène politique, au sens le plus prosaïque de ce terme (tractations, pinaillages, compromis pas toujours glorieux), mais aussi dans son acception la plus élevée : en définissant, par sa jurisprudence, les règles de conduite, et en sanctionnant les abus, il assure la pérennité du contrat social. Pour toutes ces raisons, un documentaire sur les prud’hommes ne peut qu’être utile au citoyen, comme toutes les œuvres qui choisissent de s’immerger dans les lieux de pouvoir. Sans atteindre le même niveau de puissance et d’exigence que certains films de l’Américain Frederick Wiseman ou du Français Raymond Depardon, le documentaire de Stéphane Goël témoigne par ailleurs de qualités formelles qui mettent en valeur ses vertus didactiques.
Le réalisateur suisse Stéphane Goël a obtenu l’autorisation de filmer les audiences des prud’hommes du canton de Vaud. Son documentaire présente une dizaine de litiges, suit les séances où s’affrontent travailleurs et dirigeants d’entreprises, directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants, syndicats ou avocats.
Prud’hommes se limite à de petites affaires. Ce pourrait être dommage, car le spectacle d’une multinationale (et il y en a quelques-unes, en Suisse) déployant sa puissance de feu juridique pour circonvenir un salarié aurait pu être très instructif. Mais c’est en réalité la force de ce documentaire de donner à voir des cas très quotidiens : absentéisme, heures non payées, alcoolisme, harcèlement moral… Avec Prud’hommes, Stéphane Goël livre une radiographie convaincante de l’état actuel du monde du travail dans les petites et moyennes entreprises. Il met par exemple en lumière l’impréparation de certains jeunes aux contraintes du salariat, ou encore l’absence de protection des travailleurs immigrés et leurs difficultés à défendre leurs droits (qu’ils ignorent) ou même à seulement expliquer leur situation dans une langue qui n’est pas la leur.
Judicieusement dénué de voix off, le film alterne plans fixes (extérieurs et intérieurs) qui présentent les lieux (le classieux Palais de justice prud’homale, mais aussi des antennes syndicales ou les bureaux de l’Inspection du Travail), et des scènes « d’action », ici purement verbale : témoignages, confrontations publiques, et éventuellement apartés et négociations dans les couloirs du palais. Ce pourrait être aride, mais la mise en scène sait varier les échelles de plan pour installer une dramaturgie très prenante. Le montage atténue également la sécheresse du dispositif : quelques affaires emblématiques servent de fils conducteurs, et leurs « épisodes » sont répartis pendant toute la durée du film, lui conférant un réel effet de suspense.
C’est que la cour est aussi une scène de théâtre, et la justice un spectacle – ce que le cinéma américain et les séries télévisées ont bien compris. La détresse, la colère ou la mesquinerie alimentent un mélodrame assez fascinant à regarder. Il est d’ailleurs difficile de rester neutre devant les affaires exposées : qu’il le veuille ou non, le spectateur est mis en situation de juré, d’autant que certains plaignants se tournent plus volontiers vers la caméra que vers le conciliateur – comme pour la prendre à parti, la convaincre du bien-fondé de leurs doléances. Pour autant, le film ne choisit lui-même jamais de « camp », ne désigne jamais de « méchant » : il s’attache plutôt à mettre en évidence le caractère inextricable des conflits au travail, et l’impossibilité de de les trancher de manière pleinement satisfaisante.
Au-delà de ses qualités de construction et de la transparence bienvenue de son dispositif, le documentaire de Stéphane Goël souffre tout de même d’une absence de mise en contexte. Qui sont les prud’hommes suisses, comment sont-ils désignés, comment leur tribunal est-il régi, financé ? Sont-ils confrontés aux mêmes difficultés que leurs collègues français, au même désintérêt de la part de la population qu’ils sont chargés de protéger ? Autant de questions qui ne sont pas posées, alors que leurs réponses auraient pu éclairer le spectateur, lui permettre de mieux comprendre ce qui lui est donné à voir. Reste que, s’il n’épuise pas son sujet, et s’il n’a pas l’ampleur du 10e Chambre : instants d’audience de Raymond Depardon (dont la précision chirurgicale du montage et l’altitude toujours parfaite du regard mettaient implacablement à nu l’institution judiciaire), Prud’hommes reste un film rigoureux, efficace et intelligent. Il donne envie de suivre attentivement le travail du collectif suisse Climage, dont les membres s’immergent dans des institutions pour en exposer les rouages au grand jour. Une démarche documentaire trop rare pour ne pas être saluée.