Au regard du rythme trépidant de Dragon Gate Inn ou de la richesse plastique et narrative d’A Touch of Zen, Raining in the Mountain fait preuve d’une sobriété étonnante qu’on aurait vite fait de prendre pour un aveu de faiblesse. Si le spectacle des arts martiaux occupe bien la moitié du film, les effusions de sang sont reléguées aux vingt dernières minutes, lorsque les combattants quittent les terres réservées au culte du Bouddha pour s’affronter dans la forêt environnante. L’histoire, qui se déroule presque en huis-clos, se concentre avant tout sur la poignée de jours durant laquelle deux équipes de voleurs, chacune dirigée par un haut dignitaire de l’empire, rivalisent d’ingéniosité pour dérober un parchemin réputé inestimable. En parallèle, le monastère s’agite à l’heure de la succession du bonze supérieur, poste convoité par trois moines ambitieux (dont deux ont prêté alliance avec les voleurs), mais aussi à la venue sur les lieux d’un mystérieux prisonnier qui se dit accusé à tort. Huit ans après A Touch of Zen, film capital mais aussi œuvre de transition qui ménageait encore le chaud et le froid entre les impératifs commerciaux des premiers films de King Hu pour la Shaw Brothers (L’Hirondelle d’or et Dragon Gate Inn) et la veine plus expérimentale qu’il sera amené à explorer, Raining in the Mountain livre une version autrement plus épurée du wu xia, où la remarquable concision du scénario est entièrement dévolue au respect d’une unité de lieu, de temps et d’action. D’un film à l’autre, Hu pose finalement la même question, appelée à gouverner l’ensemble de son cinéma : comment les images peuvent-elles rendre compte du principe spirituel qui régit le cosmos ?
À la recherche de la langue universelle
À cette interrogation, le finale époustouflant d’A Touch of Zen donne déjà les éléments d’une réponse : l’inventivité formelle du cinéaste s’y déploie avec maestria, l’accès au nirvana se voyant figuré par un usage conjoint et expérimental des filtres de couleur, du négatif et de la surimpression. Cette séquence, aussi marquante soit-elle, ne va toutefois pas sans un paradoxe qui en constitue la limite. Faire le choix du sublime implique encore de s’en tenir à la lisière des formes et des corps que la caméra peut capter, au détriment d’une véritable spiritualité immatérielle. Or, chez King Hu, les moines ne manquent jamais de le rappeler : la quiétude de l’âme, au diapason de l’ordre cosmique, se paie de son indifférence pour les choses du monde terrestre. Lors de la scène finale, le nouveau bonze supérieur détruit, sous les yeux médusés du dernier voleur encore en liberté, le parchemin qui a suscité tant de convoitise… avant de lui donner plusieurs autres exemplaires, rédigés autrefois par l’auteur en vue de propager son message. Au terme de deux heures de filatures, de mensonges et de combats, le texte, réputé unique et enfin révélé dans sa facticité, voit donc sa valeur pécuniaire et symbolique s’effondrer en même temps qu’il se transmue en un simple support d’un propos spirituel. Lui-même calligraphe avant de devenir cinéaste, King Hu ne s’est jamais caché d’envisager l’art de la mise en scène comme un prolongement de celui du pinceau – de quoi renforcer l’hypothèse d’une mise en abyme entre le parchemin et le film. Dans cette perspective, la perfection esthétique (celle du rouleau calligraphique ou du long-métrage) ne constitue pas une fin en soi, mais un moyen en vue d’atteindre le sens du discours. Troquant l’invention visuelle tous azimuts au profit d’un découpage particulièrement précis, Raining in the Mountain envisage en effet la mise en scène à la manière du « seul langage familier » dont Rivette parlait à propos de Mizoguchi, celui permettant de saisir l’unité cosmique du monde à travers les images.
Le monastère de San Pao se présente à cet égard comme la réplique à l’échelle miniature de la Chine troublée de la dynastie Ming dont King Hu s’est fait le peintre durant toute sa carrière. Dès la longue ouverture, les décors réels du monastère l’assimilent à un immense échiquier traversé par M. Wen (Sun Yueh), Renarde Blanche (Hsu Feng) et Serrure d’or (Ming Tsai), avant qu’ils ne se laissent enfermer dans des couloirs sertis de planches verticales, évoquant les barreaux d’une prison. L’espace filmique s’apparente ensuite à un labyrinthe, comme y ressemblaient déjà les ruelles du village de la première heure d’A Touch of Zen : le film alterne plans fixes surcomposés dans lesquels les personnages parcourent un chaos de lignes droites (l’effet de brouillage se voyant renforcé par des fondus-enchaînés les faisant parfois aller simultanément dans deux directions opposées) et de rapides travelling latéraux, en gros plans et raccordés les uns aux autres afin de désorienter le spectateur. Dédale défiant toute logique, le monastère s’avère par ailleurs un lieu où la moindre action est susceptible d’être surveillée. L’articulation des regards constitue l’un des points forts du film, King Hu raccordant ensemble les points de vue des dix personnages principaux, parfois grâce à des trouvailles de montage d’une virtuosité confondante. Par exemple, lors d’une scène où Chui Ming, l’ancien prisonnier, va chercher de l’eau dans une source, le metteur en scène agence à la manière de poupées gigognes pas moins de quatre perspectives différentes. Chiu Ming se trouve ainsi le spectateur d’une séance de prière à laquelle participent les moines corrompus – ces derniers lorgnant subrepticement vers un groupe de femmes nues en train de se laver. Les bonzes sont eux-mêmes réprimandés par l’eunuque Wu Mai, tandis que l’ensemble du spectacle est regardé en surplomb par le Général Wang. En dehors de Chiu Ming, spectateur impassible de la scène, chaque point de vue traduit le désir d’un personnage : désir charnel des moines, d’ordre pour Wu Mai et de pouvoir pour Wang, venu au monastère afin de dérober le parchemin.
Le mouvement perpétuel
Cette scène éclaire ce qui structure l’ensemble de l’édifice : King Hu donne une vision perspectiviste d’un monde assimilé à un ensemble chaotique de volontés singulières. Reste que l’apport de sa formation de peintre lui permet également de donner à son œuvre l’ampleur esthétique et philosophique sans laquelle elle serait des plus austères. Comme chez les maîtres de la peinture chinoise qu’il a étudiés, la perfection plastique vise à révéler le principe transcendant qui traverse l’univers dans toutes ses composantes, en dépit des limitations spatiales et temporelles. À ce titre, on peut songer à cette scène remarquable où les trois moines aspirant au titre de bonze supérieur relèvent une épreuve où chacun doit apporter un seau d’eau pure. Devant le jury, constitué du Maître, de Wu Mai, de Wen et de Wang, les trois hommes expliquent la technique qu’ils ont employé pour arriver à leur fin, tandis que la caméra plonge dans leur seau respectif, amorçant un flash-back dont l’image semble directement surgir de l’eau. Les premiers plans de chaque analepse, mettant en valeur un lac filmé en contre-jour, évoquent d’emblée les compositions graphiques de la peinture à l’encre de Chine, tandis que la surface ridée s’assimile à celle d’un parchemin. Les éléments naturels et l’alternance graphique entre plein (les ombres des arbres) et vide (la lumière aveuglante qui aplanit le reste du paysage) servent ici de conducteurs à un voyage temporel, de sorte que l’image se révèle un milieu au sein duquel les formes ont libre cours. Sorte de parenthèse philosophique et spirituelle au cœur des manigances qui rythment le récit, cette scène met en évidence le principe formel qui détermine l’esthétique de King Hu : une dynamique de transformation qui passe avant tout par le montage. Pour s’en assurer, il faut revenir aux cinq premières minutes du film, dont la beauté à couper le souffle est précisément due à l’accumulation des fondus enchaînés. Chacun d’entre eux donne l’impression d’une métamorphose continue du décor où le soleil, surplombant les protagoniste, s’avère l’unique point de repère.
Aussi grisante soit-elle, l’énergie constante qui traverse le film ne se dépense jamais en pure perte. À la différence du style, à la limite de l’hystérie, des tenants de la Nouvelle Vague hongkongaise, King Hu fait reposer son œuvre sur un équilibre – de plus en plus marqué à mesure que sa carrière progresse – entre mouvement et stase, violence et calme. Quelques plans rapides lors de la course-poursuite finale opposant Renarde Blanche aux suivantes de Wu Mai sont à ce titre bouleversants, notamment lorsque perlent sur le front de la voleuse à l’arrêt quelques gouttes de sueurs, donnant à son corps toute la pesanteur charnelle que sa rapidité avait fini par estomper. Piégée dans un bois où des centaines d’arbres dessinent un ensemble de lignes entremêlées, elle finira encerclée par les femmes qui l’attrapent à l’aide de rubans multicolores : tandis que le groupe l’encercle, imposant ordre et immobilité à l’intérieur du plan, les morceaux de tissus, lancés de manière confuse, finissent par enfermer la voleuse dans une sorte de toile d’araignée. La fin du film pose ainsi comme principe nécessaire la collaboration entre un mouvement anarchique et des instants de pause pour atteindre au dynamisme universel. C’est précisément sur ce point que l’art du moraliste rencontre celui du métaphysicien et de l’artiste, puisque la trajectoire des personnages appelés à mourir dans le film tient à ce qu’ils n’ont pas pris en compte ce principe d’alternance. Les dernières minutes de la séquence voient ainsi Wen, acculé par les moines venus récupérer le parchemin volé, courir aveuglément vers le rebord d’une falaise dont il finira par tomber, en dépit des admonestations d’un bonze. Effréné, le mouvement emporte dans son propre chaos ceux qui s’y adonnent sans mesure, tandis que King Hu rétablit l’équilibre de son récit lors de la scène finale : il téléscope la chute droite du corps de Wen avec la forme verticale de bougies et d’encens fumant pour une cérémonie religieuse. Se succèdent alors, avec cette coupe brillante, la fugitivité de l’existence humaine et la stabilité de la vie spirituelle : le chaos apparent des choses se dévoile alors comme une forme d’harmonie supérieure – idée constituant, somme toute, le programme de l’ensemble de l’œuvre de King Hu, qui trouve ici son illustration la plus brillante et géniale.