La parution chez Capricci d’un coffret consacré aux dernières années d’activité de Kenji Mizoguchi est l’occasion de se replonger dans l’œuvre du célèbre cinéaste japonais. Outre qu’elle offre pour la première fois au public francophone la possibilité d’accéder aux restaurations 2K et 4K de ses films les plus célèbres, cette réédition invite à saisir la singularité d’un metteur en scène alors en pleine maîtrise de son art – ce que confirme la large part laissée aux témoignages de ses collaborateurs dans une rubrique intitulée à bon escient : « Un cinéaste au travail ». Ce sont néanmoins avant tout les films, par leur précision aussi discrète que sophistiquée, qui permettent de saisir certains aspects de l’apprentissage auquel nous convie le cinéma de Kenji Mizoguchi.
L’erreur de Shinnosuke
Bien qu’il ne relève pas des deux genres qui ont fait la renommée du metteur en scène auprès des festivals internationaux (le film en costume et le gendai-geki situé dans le monde de la prostitution), le méconnu Miss Oyu, premier titre de la collection, est une entrée en matière idéale, en particulier grâce à sa magnifique ouverture : Shinnosuke (Yuji Hori) attend sa fiancée, qu’il n’a jamais rencontrée ; lorsqu’elle arrive accompagnée de sa famille, le jeune homme commet une erreur : au lieu de porter son regard sur sa promise, Shizu (Nobuko Otowa), il tombe sous le charme de sa grande sœur, la veuve Oyu (Kinuyo Tanaka). Si les premières minutes du film constituent le nœud du récit à venir (de cette méprise va naître un chaste triangle amoureux), la découpe de la scène revêt une dimension programmatique. Tout le mouvement de la séquence vise ainsi à disqualifier une vision du monde limitée au point de vue de ses personnages (ici rendue par l’usage du gros plan), au profit d’une représentation globale des interactions, par l’entremise du plan large. Après avoir échangé avec sa tante Otsugi (Reiko Kondo), Shinnosuke se dirige vers un bois. Le défilement rapide des bambous au premier plan et la luxuriance de la forêt brouillent les lignes qui délimitent sa position dans l’espace, de sorte que le mouvement conjoint de la caméra et de l’acteur connotent l’épanouissement intérieur du personnage. Apparaît alors la délégation d’Oyu et Shizu, qui suit une trajectoire inverse à celle de Shinnosuke : leur rencontre se traduit ainsi par la transition soudaine, à l’intérieur d’un même plan, d’un travelling vers la droite qui suit l’homme à un panoramique vers la gauche accompagnant la marche des femmes. Deux gros plans centrés sur le visage d’Oyu interrompent alors le mouvement de la séquence (jusqu’alors filmée à distance), de manière à retranscrire uniquement le point de vue du personnage masculin. Figer la trajectoire des personnages implique en ce sens de subordonner le réel à une vision lacunaire (Shinnosuke prend Oyu pour sa sœur), tributaire du déterminisme social qui conditionne la perception du jeune homme.
La suite de la scène, qui dépeint la cérémonie du thé, dessine une dichotomie entre mobilité et fixité : d’un côté, le mouvement renvoie à l’expression de sentiments intérieurs (la caméra fait un travelling avant lorsque les mains de Shinnosuke et Shizu se touchent), de l’autre, l’immobilité du cadre et des protagonistes figure le joug que les normes sociales exercent sur le corps et les désirs. Cette opposition ne doit toutefois pas être envisagée comme le ferment d’un quelconque esprit de système (que Mizoguchi a toujours répudié), mais comme la mise en évidence d’un équilibre où la mobilité ne peut exister sans l’immobilité, et inversement.
La recherche de l’équilibre
L’utopie d’un mouvement pur, qui ne rencontrerait aucune borne, est ainsi battue en brèche par le cinéaste, précisément parce qu’elle relève d’un fantasme en constante expansion, qui prend le pas sur l’analyse précise du monde social. Il en va ainsi d’un passage des Contes de la lune vague après la pluie où le potier Genjuro (Masayuki Mori) entame une liaison adultère avec la princesse Wakasa (Machiko Kyo). La séquence, peut-être la plus célèbre de la carrière de Mizoguchi, s’organise autour d’une série de fondu enchaînés qui relient le salon où la princesse vient de donner un récital à une source chaude où le couple s’adonne à ses premiers ébats, puis à une prairie dans laquelle le potier se damne auprès de sa belle. Si Genjuro et le spectateur ne savent pas encore à ce stade du récit que Wakasa est en réalité un fantôme et son palais un mirage, le glissement sans heurt d’une image à une autre pointe d’emblée le caractère illusoire de l’ensemble de la scène.
C’est que, comme le note Jean Douchet, la mise en scène de Mizoguchi repose sur un principe assimilable à celui de la respiration : de même qu’à « l’inspiration succède l’expiration, à l’ordre le désordre », mouvement et immobilité alternent en permanence. Un exemple probant de cette dynamique est donné dans une scène des Amants crucifiés, à première vue analogue à celle des Contes de la lune vague. On y voit un couple adultère, Mohei (Kazuo Hasegawa) et O‑San (Kyoko Kagawa), s’avouer leur amour réciproque loin de la civilisation qui les pourchasse, au terme d’une courte séquence où leur fuite est figurée par une série de fondu enchaînés. Reste qu’entre l’échappée et la déclaration, la barque qu’emprunte le couple s’immobilise, le temps d’un long plan-séquence durant lequel Mohei noue des liens aux jambes d’O-San, celle-ci ayant décidé de se suicider pour sauver son honneur. Submergée par l’émotion, la jeune femme confesse alors son inclination et tombe dans les bras de son amant ; comme par magie, la barque reprend alors son cours pour disparaître au centre du cadre.
Une autre dramaturgie
Cette séquence met en exergue le principe sur lequel repose toute la mise en scène mizoguchienne, à savoir que le mouvement animant les personnage naît du dépassement d’une contrainte qui tend à les immobiliser : le tissu qui entoure les jambes d’O-San allégorise non seulement le poids des conventions qui pèse sur les deux personnages, mais également le destin auquel la société du XVIIè siècle condamne les couples adultères – la mort, qu’elle prenne la forme d’un suicide ou d’une exécution, comme ce sera le cas pour les amants à la fin du film. Contre le fatalisme des récits tragiques dont ils sont les captifs, les personnages opposent une autre forme de dramaturgie, fondée sur la mise en place de mouvements inattendus par lesquels ils échappent au sort que leur réserve la société. Le sacrifice d’Anju (Kyoko Kagawa) qui fait suite à l’évasion de son frère Zushio (Yoshiaki Hanayagi), au mitan de L’Intendant Sansho, constitue en ce sens l’exemple le plus radical de la capacité des protagonistes à réorienter la narration. Son suicide par noyade, lent et silencieux, s’apparente en effet bien plutôt à une dissolution, où le corps serait rendu à son état premier, celui d’un mouvement libéré de toute contrainte, symbolisé par l’irisation de l’eau lorsque la jeune fille finit de s’immerger.
Ce coffret doit ainsi sa cohérence à ce que les histoires racontées par les films en question pourraient valoir comme une série de mises en abyme du projet de mise en scène mizoguchien. Le témoignage de Kinuyo Tanaka, l’actrice fétiche du réalisateur, se révèle à cet égard précieux, en ceci qu’il dévoile l’approche que le cinéaste avait de l’espace de jeu : « D’abord, Mizoguchi nous distribuait une surface de jeu, un certain espace. À l’intérieur de cet espace, nous pouvions faire ce que nous voulions, au point de vue de la mise en place ». Le plan, délimité en amont par le cinéaste, se révèle ainsi l’équivalent des lieux fermés sur eux-même qu’il n’a eu de cesse de filmer (maisons bourgeoises ou closes, prison à ciel ouvert, palais impérial), au sein desquels ses personnages doivent évoluer par le mouvement, parallèlement à la trame d’un récit qui détermine leur comportement. De ce dispositif ne découle toutefois pas une célébration du démiurgisme du metteur en scène, mais une morale fondée sur la reconnaissance de l’apport de chacun : « Mais si l’acteur faisait mieux qu’il n’avait espéré, il le reconnaissait honnêtement : c’était magnifique quand il disait ça ». En somme, cette manière d’offrir une issue aux personnages, née de la pleine confiance accordée à ses acteurs, dessine les contours d’une méthode que cette belle réédition nous invite à redécouvrir.