Sur une thématique rebattue (la descente aux enfers d’un flic borderline), Oren Moverman compose un portrait nettement plus élaboré que la moyenne, co-signé par le maître du noir made in LA, James Ellroy. Une spirale désespérée et étouffante dont la claudication et les stases peuvent désorienter ou désappointer les amateurs d’intrigue policière, mais introduisent une tonalité singulière dans sa narration, âpre et naturaliste.
Vu d’ici, Oren Moverman est un drôle de cinéaste : coscénariste d’I’m Not There, auteur d’un intéressant premier long (The Messenger) nommé aux Oscars mais sorti directement (et tardivement) en DVD chez nous, il reste largement méconnu de ce côté de l’Atlantique… et risque de le demeurer quelque temps encore, puisque voici son deuxième film, petite production co-écrite avec James Ellroy et servie par un joli casting, balancé sans promo et avec presque deux ans de retard dans les salles françaises. En ce début d’été maussade, Rampart va donc végéter quelques jours dans un morne anonymat avant de disparaître très vite des écrans : une (légère) injustice tant Moverman démontre ses belles dispositions, nimbant d’une esthétique troublante un protagoniste qui pourrait être une exacerbation du vétéran de The Messenger, déjà incarné par Woody Harrelson. Une bonne part de l’intérêt du film réside aussi dans la performance de ce dernier, présent dans chaque scène et passé maître dans l’art de composer des personnages en cours d’autodestruction.
Le spectateur de Rampart croise ainsi la route de Dave « Date Rape » Brown, officier de police à la morale douteuse, au moment où le monde entier paraît vouloir lui présenter l’addition d’une vie de turpitudes : ses collègues de la division Rampart, la hiérarchie du LAPD (univers familier d’Ellroy) et l’appareil judiciaire, noyés dans une « tornade de merde » suite à un vaste scandale impliquant ses unités antigangs (la fameuse « affaire Rampart »), les médias et la vox populi exaspérés, les femmes qu’il consomme et qui le dévorent, au premier rang desquelles figure son improbable famille-gynécée (soit deux sœurs qu’il a successivement épousées et qui lui ont chacune donné une fille), ou même le vieux compagnon pour le moins équivoque d’un paternel ancien flic. Nous sommes au siècle dernier, en 1999 à Los Angeles, année d’inversion diabolique aux relents de fin des temps, peu après Dark Blue, avant le 11-Septembre et l’élection d’Obama… Dave est déjà un vestige du passé, violent, solitaire, fumeur maniaque, alcoolo déglingo et tout ce qui s’ensuit. Sa descente aux enfers sera sans rédemption, sans absolution, sans compassion. Spectateur qui entre ici, abandonne toute espérance. Sans lumière au bout du tunnel, Rampart se fait le récit d’une apocalypse personnelle, entre paranoïa (justifiée ou non), pétages de plombs et tentatives d’en réchapper ; une histoire mille fois filmée mais pas si souvent portée par de telles voix (la plume d’Ellroy n’y est pas pour rien) et rarement filmée/montée de cette manière, déroutante et poisseuse, crue et ouvragée – belle photo toute en clairs-obscurs signée par le bien-nommé Bobby Bukowski, déjà à l’œuvre sur The Messenger. Le réel façon « Hellroy » ressemble à une paroi sur laquelle les ongles de l’antihéros crissent sans trouver d’aspérité, de rebord pour s’accrocher et remonter, un monde sans espoir de comeback où il réalise graduellement que cette fois, on aura sa peau.
Trahi par son univers ou puni pour ses péchés, touchant salopard piégé puis exposé en place publique, bad cop aux abois accusé pêle-mêle de brutalité, de meurtre (son côté vigilante), de magouilles, de racisme, bref dernier représentant de la féodalité angeleno et de « ce qu’on ne veut plus voir en cette veille de XXIème siècle », le patrouilleur Dave Brown se fait par instants l’allégorie d’une ville infernale (et terriblement cinégénique), d’une réalité troublée par une folie et une violence latentes, au-delà même d’une figuration du scandale policier ; position complexe, il symbolise ce dernier tout en étant plutôt un épiphénomène, victime de son écho. On va donc peu à peu se déshabituer des intrigues toutes faites où le paria se remet d’aplomb via une enquête et quelques coups tordus : la seule véritable trame de Rampart, c’est cet homme qui se débat vainement (entre deux ébats) pour garder sa place, sa famille, sa parcelle d’enfer. Un bouc-émissaire qui l’a bien cherché et que nul ne décrit (ou n’accable) mieux que sa fille aînée, pas une tendre : « T’es un dinosaure, Date Rape. T’es un raciste typique, un bigot, un queutard, un macho, un misanthrope, clairement homophobe, ou bien peut-être que tu ne t’aimes pas. » On se dit qu’elle y va un peu fort – il a peut-être bon fond, ce Dave. Reste que le suspense du film consiste à se demander jusqu’à quand il pourra continuer d’endosser l’uniforme, sa raison d’être, avant d’être purgé par l’IGS locale et d’arriver à destination, quelle qu’elle soit.
On peut alors arguer que le film patine dans un faux rythme, qu’il est moins nerveux que fébrile, tout entier voué à la création d’une atmosphère envahie de lumière crue, de ténèbres, de néons rougeoyants et de panneaux Exit – une touche d’ironie dans cette histoire sans issue. Une scène d’audition, étonnante boucle visuelle montée comme un carrousel de panoramiques à filer le tournis, illustre assez bien ce côté disque rayé. La limite du film reste peut-être cette spirale entortillée autour d’un caractère archétypal, qui tient aussi au réalisme d’un univers où différents fils s’enchevêtrent pour signifier que la fin menace… sans qu’il semble tout à fait possible d’atteindre le panneau The End – un autre genre de panneau Exit.
Mais avant même sa mise en scène ou son écriture, la plus-value de Rampart c’est surtout l’extraordinaire acteur qu’est Woody Harrelson, underdog hollywoodien dans toute sa superbe, sincèrement inégalable dans ce genre d’emplois de désaxé, repoussant et émouvant – et amaigri, après avoir reçu les conseils du bon docteur Christian Bale. Autour de lui gravitent des apparitions qui tiennent souvent du caméo mais n’ont rien de facilités marketing : Sigourney Weaver, Anne Heche, Robin Wright, Steve Buscemi, Ben Foster (également producteur du film et autre habitué de la maison Moverman : peut-être une nouvelle sorte de Harrelson). On peut aussi penser qu’à l’heure du primat créatif de HBO ou AMC un tel personnage, qui ferait presque passer la dérive d’un McNulty pour un coup de barre d’après déjeuner, aurait été un intéressant sujet d’étude en profondeur – on nous répondra que cela a été fait, et bien fait, avec The Shield. Plus éphémère et monotone qu’une série, moins génialement barré que Bad Lieutenant, Rampart a toutefois suffisamment de substance pour cela, esquissant à travers Dave Brown le portrait d’un monde éternel et pourtant aux portes de la disparition. Soit dit en passant, quand on voit le retard avec lequel nous parviennent les films de Moverman, on se dit qu’effectivement, le monde aurait bien le temps de disparaître…