Qui est Bob Dylan ? Et surtout, qui peut prétendre le connaître et, encore mieux, réaliser un film sur lui ? On sait, depuis les succès de Ray ou La Môme, qu’incarner Ray Charles ou Édith Piaf passe, pour les comédiens, par un peu de maquillage et beaucoup d’Actor’s Studio. On ne loue généralement que le mimétisme, la capacité à retranscrire à l’écran une personnalité connue de tous grâce à la télévision et aux magazines. On s’interroge peu, en revanche, sur l’impuissance des scénaristes et réalisateurs à capter l’essence même de la renommée de ces artistes : l’art, le processus de création d’une œuvre, l’inspiration. Pour Todd Haynes, la fidélité à l’image publique de Bob Dylan importe moins que sa représentation par les multiples personnalités qu’il a pu incarner tout au long de sa carrière : protest singer, poète maudit, chanteur folk vendu aux guitares électriques, artiste imprégné de musique traditionnelle, etc. À tel point que I’m Not There, film sur Bob Dylan sans que le nom de Bob Dylan ne soit mentionné une seule fois, comporte six personnages principaux censés personnifier chacun à leur tour une part de l’artiste, irréductible à une seule image en deux dimensions. Bob Dylan ne peut être Bob Dylan que parce qu’il est aussi, au choix, un enfant noir doué pour la musique (Marcus Carl Franklin), une star de la chanson convertie au christianisme évangélique (Christian Bale), un comédien volage dont le couple tombe en ruines (Heath Ledger), un poète torturé (Ben Whishaw), un Billy The Kid vieillissant (Richard Gere) ou encore une superstar incomprise des médias (Cate Blanchett). Il est à ce titre amusant de noter que Todd Haynes pousse la perversité jusqu’à faire incarner le personnage le plus ressemblant au Dylan connu de tous par une femme : résolument, I’m Not There est l’anti-biopic par excellence.
À chaque personnage son esthétique : noir et blanc granuleux ou léché, couleurs automnales, ambiance vidéo amateur ou, au contraire, mise en scène épique digne d’un mélo flamboyant ou d’un western crépusculaire. Les univers se mélangent dans un seul but : proposer un portrait de l’artiste dans toute sa complexité et en fin de compte, démontrer que Dylan, comme tout un chacun, n’est que la somme de ses expériences, de ses désirs et, en tant que musicien, de ses influences. Vaste programme, qui donne lieu ici à un kaléidoscope étourdissant, forcément inégal mais qui s’apparente à l’une des propositions cinématographiques les plus originales qu’il nous ait donné à voir ces dernières années. Traversé de bout en bout par une bande son composée de nombreux morceaux du chanteur, I’m Not There parvient en filigrane à transcender son sujet pour proposer rien moins que le portrait de l’Amérique à la fois chérie et vilipendée par Dylan depuis le début de sa carrière : la guerre du Viêt-Nam, les communautés religieuses, Nixon, les Beatles, la ségrégation raciale, les drogues, l’utopie hippie et les désillusions qui l’ont suivie (dans le rôle d’une sorte de Joan Baez embourgeoisée, Julianne Moore fait une apparition assez hilarante)…
Pour autant, I’m Not There est bien plus qu’un Forrest Gump arty. En premier lieu parce que, indépendamment de ce qu’ils représentent (une part de Dylan, publique ou privée), les personnages existent à part entière. On pourra, au choix, s’attacher à l’histoire d’amour contrariée entre Heath Ledger et Charlotte Gainsbourg (parfaite), sans doute le segment le plus émouvant en ce qu’il touche à la partie la plus humaine de Dylan, et donc la plus proche de nous, ou suivre la fugue de l’étonnant Marcus Carl Franklin, très jeune comédien largement à la hauteur des têtes d’affiche. Il faut voir aussi ces pistes de lecture du film comme autant de clés permettant de pénétrer dans celle, plus complexe et paradoxalement plus évidente, où Cate Blanchett, littéralement métamorphosée, endosse le rôle avec juste ce qu’il faut de distanciation ironique pour faire de son interprétation bien plus qu’un mimétisme de singe savant quémandant son Oscar. Dans cette partie du film, Dylan s’appelle Jude et est harcelé par un journaliste obsédé par l’idée de confronter la star à ses propres contradictions. Jamais à court d’une pirouette, Jude n’esquive pas le débat : ses mots sont d’ailleurs ceux de Dylan, glanés ça et là dans de nombreuses interviews données tout au long de sa carrière. Parfois abscons, un peu poseur dans sa retranscription visuelle, chic et branchée du train de vie de la star (limousines, rencontre avec Allen Ginsberg, soirées privées et hôtels de luxe), Todd Haynes frôle de temps à autre la caricature du cinéaste underground déroulant le tapis rouge sous ses pieds. Est-ce Jude/Dylan qui s’écoute un peu trop parler ou Todd Haynes lui-même qui trouve dans les turpitudes un peu surfaites de la vedette incomprise un écho à ses propres interrogations ? On préférera y voir l’honnêteté d’un cinéaste évitant à tout prix le film de fan pour dresser un portrait parfois peu flatteur de son idole.
Il faut surtout rendre justice à l’impressionnant travail de montage réalisé par Jay Rabinowitz (fidèle de Jarmusch et Aronofsky), capable de surfer d’une intrigue à l’autre, de les mêler sans perdre une seconde le fil du récit tout en offrant, dans sa globalité, un voyage hors du commun dans la psyché de l’une des figures les plus emblématiques de la Culture (avec un grand C) américaine. L’on se serait bien passé de quelques sous-intrigues peu passionnantes (Richard Gere en Billy The Kid symbolisant la fascination de Dylan pour les musiques traditionnelles) et autres clins d’œil un peu faciles qui viennent ça et là brouiller le récit de façon périphérique : Dylan et ses copains les Beatles poursuivis par des groupies façon Benny Hill, Dylan transformé en évangéliste ringard, Dylan conspué par des fans trahis… Des moments importants de la vie de l’artiste traités avec morgue et nonchalance, heureusement trop peu nombreux pour nuire au film mais qui contribuent à l’ambiance parfois brouillonne d’une œuvre qui, il est vrai, a le mérite de tourner le dos à la facilité pour étreindre avec une suprême élégance toute la complexité d’un artiste décidément insaisissable. I’m Not There s’achève sur une image de Dylan, le vrai, à l’harmonica. Comme un touchant aveu d’impuissance d’un cinéaste qui sait bien que tous les films du monde ne parviendront jamais à capter l’essence même du mystère de l’artiste et de la création. On peut quand même le remercier d’avoir si brillamment essayé.