Seize ans avant French Connection aux États-Unis, cette adaptation du roman de l’ancien voyou et figure du polar français Auguste Le Breton – celui qui y popularisa l’argot moderne – faisait une visite (très) guidée dans les rouages du trafic de drogue. On en convient, la comparaison entre ces deux polars d’inspiration documentaire tourne court. Là où le film de William Friedkin tâcherait de repousser les limites du genre en jouant sur l’effet de réel et la confusion des morales, celui d’Henri Decoin ne faisait que reconstituer ses sources quasi documentaires dans ce divertissement qu’on appelle « de qualité » : carré et sans heurts, de facture technique aussi professionnelle – autrement dit : impeccable dans sa neutralité – que possible, tout à la gloire des interprètes et de leur argot annonçant les grandes heures d’Audiard. L’ambition n’est pas vraiment la même, l’intérêt non plus.
Bien sûr, c’est toujours un peu facile de porter des jugements rétrospectifs sur un terrain déjà largement défriché, retourné, démantelé par d’autres : des jugements qu’on n’aurait peut-être eu la présence d’esprit de porter au même moment que les prédécesseurs. Le fait est quand même là : en revoyant la pièce vénérable du patrimoine cinématographique français que constitue Razzia sur la chnouf, les récriminations portées en son temps contre ce cinéma-là, le « cinéma de papa », par les remuants tenants de la Nouvelle Vague nous paraissent soudain d’une évidence absolue. Dans l’écart entre les inspirations réalistes et documentées – qui y sont vaguement exploitées – et le souci prédominant d’un divertissement rodé et efficace appuyé sur une technique maîtrisée et des valeurs sûres, surgissent assez cruellement les carences de cet artisanat révolu (?) qui, s’il se permettait parfois, comme ici, d’espérer communier avec son temps, restait campé sur les mêmes positions de création et de représentation. Cette forme de cinéma travaille moins le cinéma que ses inspirations littéraires ou théâtrales (prépondérance des dialoguistes), limite ses ambitions à la satisfaction du travail bien fait, son pouvoir d’expression à la perpétuation de formules bien rodées au service des mêmes discours consensuels, et ne connaît du réel que ce qu’en a fait sa propre reconstitution en studio, à la réalité desséchée et raidie.
Gabin le gardien
Si un vague sourire peut nous prendre d’entrée de jeu à la lecture du carton introductif moralisateur nous mettant en garde contre les dangers de « LA DROGUE » (sic), l’ironie grandit au fil du métrage lorsqu’on réalise que celui-ci ambitionne bien moins d’évoquer ledit fléau, ses ravages, ses filières etc., que d’éprouver une nouvelle fois, sur un thème de scénario à peu près novateur, une tradition du film de gangsters qui commençait à se forger avec l’arrivée de l’argot popularisé par des auteurs comme Le Breton, avec des acteurs, des scénaristes et des techniciens qui devenaient familiers. Et les dealers, les intermédiaires, les clients, les laboratoires et les paquets de « chnouf » dissimulés dans des endroits improbables ne deviennent rien d’autre que des seconds rôles et des éléments de décor d’un divertissement aux contours et aux ressorts déjà vus et qu’on reverra encore. L’histoire : Henri « le Nantais », gangster chevronné campé par Jean Gabin, est rappelé à Paris après de bons et loyaux services aux États-Unis pour remettre de l’ordre dans un réseau de la drogue en quête de rentabilité. Assez vite, Gabin devient l’unique pôle d’attention du film, guide moral à la droiture un brin déphasée de cette ronde de dealers, porte-flingues et autres truands, et à qui le récit sert véritablement la soupe. L’acteur – 51 ans et les cheveux blancs – paraît étonnamment déjà vieux, servant la partition qui allait forger son image pour le restant de sa carrière, dans un rôle de gangster et patron de bar à la morale de fer, paternaliste au dernier degré et imposant son autorité comme une évidence connue du film seul, préférant l’usage du bon sens populaire à celui du flingue qu’il ne dénigre pas pour autant, et qui trouve encore le moyen de tomber les jeunettes en claquant des doigts. La position centrale de Gabin paraît ici pour le moins arbitraire, tant il semble faire peu d’efforts pour jouer de son charisme, tandis qu’en face de lui l’énergie de Lino Ventura – avec qui il venait de partager l’affiche de Touchez pas au grisbi – impressionne déjà plus.
Tout Razzia sur la chnouf – et l’industrie d’époque qui l’a engendré – est un peu à l’image de la prestation de Gabin : prise de risques strictement minimale, confiance dans la main sûre des techniciens et des scénaristes-dialoguistes, aucune réelle volonté de sortir des ornières de forme et de fond définies par l’écrit et l’aura des stars, complaisance par défaut dans l’incarnation de valeurs bien peu progressistes et déjà rétrogrades en 1955. Quand la caméra semble tenter quelque chose (un plan filme l’entrée d’un personnage en s’ouvrant sur son reflet dans un miroir penché), cela reste plus une trouvaille visuelle de chef-opérateur que le fruit d’une réelle inspiration de cinéaste. Certes, dans la dernière partie, Gabin et son personnage cessent provisoirement d’être l’unique moteur du récit quand entre dans le champ une toxicomane que le gangster accompagne dans les quartiers chauds. Cependant, même les représentations des minorités que le film offre alors (Antillais dansants, homosexuels) se révèlent d’un exotisme un peu fabriqué, leur singularité schématisée par de discrètes conventions. Et malgré le trouble que leur vision et celle des symptômes de la toxicomanie pourraient susciter, c’est bien le paternalisme rassurant de Gabin qui a le dernier mot, recadrant dans sa morale une scène finale dont l’accent de réel méritait mieux. Car s’il y avait une idée à retenir du discours de Razzia sur la chnouf, c’est bien cette confiance déjà irréaliste dans les vieilles valeurs patriarcales bourgeoises pour soigner les maux d’un nouveau temps, celui-là même qui finira par avoir raison de lui.
Telle est la forme de cinéma combattue avec force il y a maintenant quelques décennies par toute une génération de réalisateurs qui a travaillé à ménager de la place à un art plus ouvert et plus vivant. Peut-on cependant croire que cet artisanat national par essence conservateur appartient définitivement à un passé révolu, constitué d’aimables vestiges pour rediffusions télévisées ? L’exemple seul du polar français, toujours lui, avec aujourd’hui encore ses têtes récurrentes, ses tics d’écriture, d’interprétation et de vision sociale, sa recherche désincarnée de solidité et de savoir-faire (on ne semble pas avoir fait beaucoup de progrès depuis Razzia sur la chnouf) et désormais ses objectifs de rentabilité télévisuelle, suffit à nous rappeler que les mauvaises habitudes ont la vie dure. « Le cave se rebiffe. »