La ressortie de French Connection, un mois après celle de Sorcerer, appelle à un drôle de constat : des deux films phares de Friedkin, c’est peut-être bien le premier qui se révèle le plus proche du Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot. De Sorcerer, on a célébré tardivement la force de son final bleuté et halluciné, la folie chaotique de la traversée du pont, sans forcément relever sur quel point Friedkin ne rivalise pas nécessairement avec le film de Clouzot (aujourd’hui un peu oublié – à chacun son tour) : celui de la mise en scène des embûches qui émaillent la route des héros, d’une rigueur si mécanique (dix minutes pour négocier un créneau !) qu’elle confère au film des allures de petit traité géométrique. Observer, préparer, attendre, rouler, freiner, ralentir, reculer, accélérer : la route que suivent ces deux camions est un espace entièrement dévolu à l’action où les personnages se démènent comme des forcenés pour s’extraire d’une toile invisible : le destin. Ce principe de « toile » est omniprésent dans French Connection, dont l’argument – une transaction de drogue entre la mafia italienne et la mafia marseillaise – tient presque du prétexte tant les éléments de contextes ne font qu’entrecouper d’amples scènes de filatures et de courses poursuites.
Monde-labyrinthe
Tout le programme du film tient dans son double prologue : 1) À Marseille un individu suit un itinéraire manifestement routinier, passe d’une rue à une autre, s’arrête à une boulangerie avant d’arriver enfin chez lui. Les plans se succèdent sans qu’on puisse établir une quelconque logique dans l’enchaînement des rues qui se présent à nous, le personnage semble traverser un tortueux labyrinthe pour atteindre son domicile, où l’attend dans l’ombre un meurtrier. 2) À Brooklyn, deux policiers, Doyle « Popeye » (Gene Hackman) et Russo « Cloudy » (Roy Scheider), déguisés respectivement en Père Noël et en vendeur de hot-dogs, pourchassent pendant plusieurs minutes un malfrat qu’ils questionnent ensuite brutalement. Dans les deux scènes, les personnages jouent chacun à leur manière au chat et à la souris : le chat français attend que sa victime atteigne le bout du labyrinthe, les félins américains quant à eux traquent leur proie jusqu’à l’épuisement. Surtout, Marseille comme Brooklyn sont dépeints ici comme des terrains de jeu où se déroulent deux traques possiblement simultanées. Les règles ont changé, désormais se déploient à l’échelle mondiale les principes moteurs du film policier.
Le film explore toujours par paire (deux Français, deux Américains) cette idée d’un jeu étendu à un monde-labyrinthe, pour mettre dos à dos hors-la-loi et représentants de l’ordre : les couloirs que traverse Russo pour tirer Doyle de son appartement sont les mêmes que ceux de l’immeuble désaffecté où les deux partenaires écoutent les conversations de Boca, un dealer italien ; le métro, dédale urbain par excellence, est le théâtre de deux célèbres courses poursuites, l’une sous terre, l’autre où Doyle pourchasse en voiture un métro aérien, etc. New York offre ainsi un espace de jeu aux replis et travées infinis pour rejouer, encore et encore, le scénario d’une traque entre policiers et voleurs, pris dans une même pulsion de course vers la mort.
Porte dérobée
La forme vaguement « documentaire » du film (du moins revendiquée comme telle par Friedkin), caméra à l’épaule, confère au film une brutalité qui constitue peut-être aujourd’hui toutefois sa relative limite. Si rétrospectivement French Connection semble anticiper tout un pan du cinéma conspirationniste des années 1970 en travaillant l’idée d’un monde sous surveillance (Gene Hackman, déjà un casque sur les oreilles deux ans avant Conversation secrète), mais aussi d’un reportage embedded secrètement hanté par le fantôme du film Zapruder (une attaque incongrue au sniper comme résurgence de la mort de Kennedy), ce versant-là semble se heurter à l’élan métaphysique propre à l’œuvre de Friedkin. En témoigne l’ouverture, récurrente dans sa filmographie (on retrouve un dispositif similaire aux débuts de L’Exorciste, Sorcerer ou encore Bug), qui d’un plan d’ensemble aérien nous amène à un point précis du décor, en l’occurrence la première victime de cette suite de souricières. Qui regarde ? Peut-être le diable (à noter que Polanski ouvre Rosemary’s Baby d’une manière analogue) : il y a une force fantastique à l’œuvre dans le cinéma de Friedkin, qui semble ici cantonnée à l’ouverture et à la fermeture du film, où les flux du monde se retrouvent finalement contenus entre quatre murs. C’est la trajectoire du récit, acculer sa proie, la pousser dans ses derniers retranchements, pour finalement la laisser s’échapper sans que l’on sache comment.
C’est également un motif de (légère) frustration : cette puissance du trouble, ici intermittente, Friedkin l’embrassera pleinement dans les sommets de Sorcerer, qui lui n’est pas aussi éblouissant qu’escompté dans son horizon d’un pur film de gestes et de micro-événements (la deuxième moitié du Salaire de la peur est déjà passée par là). Mais combinés, les deux films se révèlent complémentaires pour cerner le profil atypique de William Friedkin et la singulière ambition de son cinéma : mêler minéralité de l’action et abstraction éthérée.