Reprenons. Hervé Le Roux réalise Reprise en 1996 à partir d’un photogramme issu d’un plan-séquence de 9 minutes, de deux étudiants de l’IDHEC, publié dans les Cahiers du Cinéma de mai 1981. L’image représente une ouvrière de l’usine de piles Wonder à Saint-Ouen lors de la reprise du travail après les grèves de 1968 (La Reprise du travail aux usines Wonder). La femme qui pleure sa déception, qui crie sa colère, est le point de départ de l’enquête du documentariste. Elle n’a eu qu’une seule prise, il veut lui en donner une seconde : Reprise.
Pendant 3 heures 15 qui résument trois mois d’enquête de mai à juin 1995, Hervé Le Roux remonte la chaine des ouvriers qui furent les acteurs, silhouettes ou figurants, de la séquence ; espérant ainsi retrouver le premier rôle : la jeune femme. Mais très vite, c’est le portrait des ouvriers de l’usine Wonder qui se dessine à défaut de retrouver un individu. L’un des anciens étudiants de l’IDHEC auteur de la séquence de 68 témoigne : « D’habitude on filmait les animaux au zoo. » Les événements de 68 permettent autre chose : filmer les ouvriers, entendre leurs revendications … et assister à la reprise du travail, leur rentrée dans « cette taule dégueulasse » (dixit la jeune ouvrière), plus enfermés que des animaux en cage. Comment filmer la parole ? La séquence de 68 montre une prise de parole, tandis que la démarche du documentariste consiste à la donner. Une initiative proche de celle de Claude Lanzmann dans Shoah et Un vivant qui passe qui choisissait de donner la parole à la communauté juive, et qui questionne le cinéaste sur sa responsabilité, son éthique. Ici c’est la classe ouvrière qui témoigne.
Hervé Le Roux prend le temps, et surtout il l’offre à ses « interviewés ». Bien qu’apparent à l’image, le cinéaste est là pour recevoir la parole, il l’oriente peu et la laisse libre. Le film donne la sensation d’un immense respect pour ces témoins, d’un souci de non-manipulation de leurs paroles pour ne pas les confondre avec le systématisme du discours. La non-manipulation est signifiée par un montage peu sélectif qui rend compte du fil de la pensée de chaque intervenant. Tout comme la séquence initiale des étudiants de l’IDHEC était trace, Reprise retrace le déroulement d’une enquête en acceptant et intégrant ses détours pour remonter l’Histoire au regard du temps présent. Le cinéaste intègre est ainsi un passeur, à l’écoute du monde.
Ainsi, le film travaille pour lui-même : il se fait tout seul sous nos yeux, il s’épaissit des paroles libres d’une classe trop souvent bâillonnée. Parce que les interventions entrent en correspondance ou s’opposent, le documentaire découvre ses thématiques, ses nœuds de sens, pour lesquels le film ne prétend pas apporter de réponse. La parole est dense, elle dit les rapports de forces, la manipulation, les licenciements, et les abus du patronnât. Elle dit aussi les 54 heures par semaine payées 1,32 franc de l’heure. Elle témoigne aussi des clivages au sein du même bord : « Une grève doit s’arrêter » revendique un syndicaliste, tandis que pour d’autres c’est « le souvenir d’un échec ». Aussi la parole est concrète, elle donne les détails des conditions de travail : le noir du charbon, l’impossibilité d’aller aux toilettes, les cadences insoutenables…
Apparaît progressivement à l’intérieur du film, une place de choix réservée aux femmes. Nouvelles sur le marché du travail, elles se voient réserver les tâches les plus pénibles (atelier de Noir, ménage après la journée de travail). Plusieurs figures de femmes fortes sont mises en avant dans le documentaire : de la jeune femme en colère dans la séquence de 68 à Mademoiselle Marguerite, qui frappa Bernard Tapie à coup de parapluie à l’époque où il fut patron de Wonder.
Et bientôt les petites histoires rencontrent la marche du monde, et vice versa. Si certains témoignages se contredisent, c’est pour mieux rendre compte de la complexité de la grande Histoire. Chaque regard sur l’époque est similaire à la subjectivité d’un angle de caméra, une vision partielle d’un temps révolu. Si recul il y a, il ne relève pas de l’analyse du sociologue, de l’historien ou même du militant, il appartient pleinement au cinéaste. Reprise ne dresse pas un bilan de 68, il interroge les images : les images de cinéma comme les images du souvenir. Hervé Le Roux montre la séquence de 68 à chaque intervenant, faisant ainsi appel à la mémoire des images. « C’est une caricature !» s’exclame un homme lorsqu’il regarde la séquence de 68. Reprise propose à la fois une distance par rapport à la réception immédiate des images mais permet aussi une totale immersion à l’intérieur de la séquence, qui au fil du documentaire s’enrichit de tout ce qui ne s’y trouve pas. La répétition des images obsédantes, et la focalisation sur cette mystérieuse femme (sorte de Gradiva), assure un va-et-vient entre trois instances du film : les « acteurs » de la séquence de 68 d’une part, ces derniers devenus « spectateurs », et le spectateur du documentaire qui fait l’expérience singulière d’un « documentaire dans le documentaire ». Les réactions face aux images mettent en scène une problématique de fond : comment une société et ses individus digère un événement politique ? Les réactions sont significatives : « ça laisse perplexe », « Que dire de plus », « C’est trop loin ».
Le lien avec le cinéma, art né de l’ère industrielle, est sensible en tant que référent de la mémoire collective : des ouvriers citent Germinal pour décrire leur quotidien à l’usine, plus tard on évoque Les Temps modernes pour rendre compte de la cadence infernale du travail à la chaîne. Le premier film de l’histoire du cinéma est une sortie d’usine, celle des Lumière. Ici c’est une entrée. Un « à l’envers » écrivent Serge Daney et Serge Le Péron dans le numéro des Cahiers du cinéma de 1981.