Pourquoi Les Temps modernes est-il l’un des plus beaux, voire le plus beau film de Chaplin ? Peut-être parce qu’il a saisi avec une justesse inespérée les enjeux des sociétés industrielles, qu’il est, comme l’a dit André Bazin, la seule fable cinématographique à la mesure de la détresse de l’homme du 20ème siècle face à la mécanique sociale et technique (in Charlie Chaplin, André Bazin). Peut-être parce les moyens colossaux mis au service des gags en font l’un des plus incroyables spectacles vivants jamais présentés au cinéma. Ou peut-être parce que, 76 ans après sa sortie, il continue de nous observer et nous de nous reconnaître dans sa sévère lucidité.
« Dans la pratique, personne ne s’inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu’on lui demande, c’est de rapporter de l’argent. Derrière tous les discours dont on nous rebat les oreilles à propos de l’énergie, de l’efficacité, du devoir social et autres fariboles, quelle autre leçon y a‑t-il que “amassez de l’argent, amassez-le légalement, et amassez-en beaucoup” » ?
George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 1933
En 1934, lorsqu’il commence le tournage des Temps modernes, Charles Spencer Chaplin est confronté à un dilemme : comment continuer à faire vivre son personnage de Charlot le vagabond qui ne fonctionne à l’écran, d’après lui, qu’avec le muet alors que l’industrie cinématographique hollywoodienne s’est convertie au parlant depuis près de cinq ans ? Déjà, lors de son précédent film, Les Lumières de la ville (1931), il avait contourné le problème en rajoutant des effets sonores. Mais avec Les Temps modernes, film muet (mais sonorisé) bien tardif, il n’a plus le droit de tricher : il faut que le public entende sa voix, ou du moins celle de Charlot. Il l’entendra, mais pas avant le dernier acte du film et pendant une chanson. Charlot, alors à l’épreuve dans un cabaret où il est en charge d’assurer le service et le show, doit faire ses premiers pas de chanteur sur scène face à un public déchaîné. Pas franchement un saltimbanque (on l’a vu avant cela être manutentionnaire dans une usine ou gardien de nuit dans un grand magasin), il a écrit les paroles de sa chanson sur ses manchettes afin d’éviter les trous de mémoire et de mieux gérer son trac. Il débarque sur scène, danse pendant l’intro musicale et, sûr de lui, s’agite beaucoup et envoie valser ses manchettes d’un coup de bras trop tonique. Ne pouvant plus reculer, la foule s’impatientant, il improvise et baragouine un charabia incompréhensible aux sonorités franco-italiennes. Le public est hilare, le spectateur aussi.
La voix de Chaplin, fluette et douce, est une voix très agréable à écouter, mais s’en servir pour parler aurait signifié dire des choses graves. Car si Chaplin était un citoyen du monde – comme il se définissait lui-même – c’était à condition d’avoir son mot à dire. En devenant l’une des personnalités les plus importantes de son époque, il s’est imposé comme devoir de la commenter. Et ses observations sont avant tout faites d’indignation. Mais pour Charlot, assumer le discours de Chaplin n’était pas encore à l’ordre du jour (ce sera pour le film suivant, Le Dictateur, qui amorce la réunification entre lui et son alter ego). Charlot, ici, reste un personnage qui déguste sévère (et dans Les Temps modernes, il s’en prend plus dans la gueule que jamais) mais qui garde son cap, qui a beau être pris dans les reflux de la société post-crise de 1929, reste néanmoins dépassé par les événements, qui n’entrave pas grand-chose à ce qui lui arrive, bref, il subit. C’est pourquoi à la fin du film, alors que lui et la gamine (Paulette Goddard), compagne de « fortune » dans la misère, sont contraints de s’exiler inlassablement en quête de lendemains supposés meilleurs, il garde le sourire. Il n’est pas exclu que Charlot soit moins dupe qu’il n’en a l’air, plus conscient des maux qui accablent le monde qu’il ne veut bien l’admettre. Mais s’avouer cela équivaudrait pour lui à se priver de la seule chose qui lui reste et qu’il ait jamais eue : l’espoir. Avec Les Temps modernes pourtant, Chaplin amorce un virage très noir dans son œuvre – qui culminera avec Monsieur Verdoux – où même l’espoir est teinté de cynisme. Il ne subsiste ici que sous la forme d’un mirage, celui de l’idéal publicitaire de l’American way of life (que Chaplin brocarde dans une séquence de rêverie gratinée), avec maison de banlieue proprette, épouse fée du logis et mari partant à l’usine avec sa boîte à lunch. La recherche du bonheur, cette carotte chimérique qui sert à faire avancer le prolo, pousse Charlot à continuellement se heurter à la réalité sociale qui l’aspire dans ses siphons : pris dans les engrenages de la machinerie des usines, pris dans les mouvements des manifestations syndicales, pris dans l’urgence du chômage, pris dans le panier à salade, pris dans la danse des cabarets etc. Mais tout cela, on le savait déjà.
Que dire alors d’un film qui a été si disséqué ? d’un tel classique ? La critique du travail à la chaîne, de l’obsession du rendement et de l’industrialisation massive, les impressionnantes performances de mises en scène (il a fallu plus de neuf mois de tournage pour finir le film !) : tout a déjà été pillé par la cinéphilie. Il ne reste au spectateur du 21ème siècle qu’à vérifier sa résonance aujourd’hui comme on le ferait avec un vieux violon. Et tout y sonne encore merveilleusement juste : de l’aliénation du travail sur les employés à l’absurdité d’une société dépendante d’un système financier capricieux, qui peut plonger toute une population dans le désœuvrement complet, en passant par la précarité de l’emploi. À ce titre, la première partie à l’usine est aussi drôle et spectaculaire (minutie et génie des gags) qu’elle fait froid dans le dos (l’individu littéralement écrasé par l’industrialisation). Mais ce qui frappe presque instantanément, c’est le caractère orwellien du film qui paraît furieusement d’actualité. Chaplin avait anticipé sur 1984 l’utilisation des appareils de retransmissions radio et télé qui servent dans l’usine à communiquer les ordres du patron qui surveille ses employés jusque dans les toilettes, ou bien à diffuser des avis de recherche et des publicités. Autrement dit, ce sont les appareils du pouvoir, patronat, industrie, État etc., qui ne reconnaissent que cette légitimité de temps de parole-là. Les seules fois dans le film qu’une parole intelligible est prononcée, c’est quand elle provient de l’un d’eux. L’hésitation de Chaplin à quitter le muet prend alors une tout autre dimension – plutôt qu’une simple coquetterie du cinéaste – elle indique clairement son refus d’indexer le cinéma sur cette voie-là, car le parlant privilégierait l’énoncé sur l’énonciation et s’ouvrirait ainsi au discours des classes dominantes. Ce n’est pas un hasard si son premier film parlant traite du totalitarisme et s’ouvre directement sur une scène de discours (lui aussi charabiesque). Le cinéma n’est pas une langue mais un langage qui résiste en inventant ses propres formes poétiques, comme la chanson improvisée à la fin des Temps modernes par exemple. Il est pour Chaplin un instrument de révolte, quitte à la faire passer par le rire du public, quitte à ce que ce rire soit amer. La force du film n’est pas qu’il dénonce orgueilleusement l’industrialisation et la pauvreté qu’elle provoque (ce qui le mettrait lui et le spectateur dans une situation confortable et dégoûtante) mais qu’il constate froidement les aberrations d’un monde soumis à l’odieuse morale du capitalisme pour qui un pauvre est, par définition, coupable là où en réalité il en est la victime.