Sur le blanc des fumées de gaz lacrymogènes du générique, la figure d’Ibn Battûta apparaît progressivement, semblant émerger de la même matière qui, à l’inverse, avait fait disparaître Malek dans la lumière aveuglante du désert africain à la fin d’Inland. En cartographe consciencieux, Tariq Teguia reprend ainsi avec Révolution Zendj son travail là où il l’avait laissé. Alors que Malek était parvenu aux limites de l’espace algérien, achevant avec Rome plutôt que vous un diptyque sur une Algérie sclérosée, Ibn Battûta se voit attribuer un nouveau territoire. Sur les traces d’une révolution d’esclaves noirs en Irak au IXe siècle, les Zendj, ce journaliste algérois devient le premier personnage de Teguia capable de franchir les frontières de son pays. De l’Algérie à l’Irak en passant par le Liban et la Grèce, la légende de la nouvelle carte qu’il dessine au cours de sa traversée est désormais celle du souffle de la contestation. Révolution Zendj prend le pouls des révoltes, présentes comme passées, entre mouvements contestataires arabes et européens (en l’occurrence surtout grecs). Exaltant, mélancolique, il constate leur éparpillement et leur isolement en même temps qu’il les lie dans ce nouvel espace méditerranéen.
Les poubelles de l’Histoire
Si le tournage du film a pu être contemporain des révoltes des pays arabes qui suivirent les soulèvements tunisiens du 17 décembre 2010 (Teguia a commencé à tourner en Grèce un mois avant), Révolution Zendj ne les aborde jamais frontalement (ne serait-ce que parce qu’il a été écrit fin 2009, avant qu’ils aient lieu). Les événements dont il rend compte leurs sont transversaux, géographiquement et historiquement : en Algérie, les émeutes de 2009 à Berriane ; en Grèce, des mouvements de lutte récents indéfinis ; au Liban, l’invasion de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982 et les exils de Palestiniens qui suivirent, ou encore une réunion de révolutionnaires anonymes à laquelle assiste Ibn Battûta ; en Irak, des mouvements syndicalistes réprimés, l’invasion de contractors américains – et à travers eux l’avenir-Zendj de l’Irak –, et ladite révolution et répression Zendj. Mis ensemble, ces éléments disparates permettent à Révolution Zendj de tracer sa propre frontière. L’espace qu’ils délimitent rappelle sûrement aux révoltes arabes, mais pas seulement ; il comprend une réalité plus large, plus abstraite aussi. Une contestation plus essentielle en même temps que plus inquiète. Il est beaucoup question d’échec dans Révolution Zendj.
La force des deux premiers longs métrages de Teguia était de comprendre la frontière comme nécessaire point d’appui au contrechamp. Ils ne parvenaient à rendre compte des espaces qu’ils se donnaient que lorsque leurs personnages en atteignaient les limites. À travers les prismes du quartier dépérissant de La Madrague dans Rome plutôt que vous ou du désert d’Inland, on embrassait alors Alger puis l’Algérie du regard acerbe de Teguia. Si Révolution Zendj semble jouir de sa nouvelle faculté à dépasser les frontières données et à imposer les siennes propres, et si Ibn Battûta accomplit ce que ses prédécesseurs n’étaient jamais parvenus à faire – quitter l’Algérie et se mêler à la révolte –, le film est également parcouru par le doute : celui-là même qu’impose le prisme Zendj – et à sa suite, tous les événements cités plus haut –, fantôme d’une révolution écrasée et presque oubliée après lequel on court sans jamais vraiment savoir pourquoi, sans jamais être sûr de ce qu’on trouvera en le rejoignant. Ce doute est caractéristique de la mélancolie des personnages masculins de Teguia, toujours au bord de quitter un monde devenu inintelligible. Il est donc aussi par conséquent le signe de leur courage quand ils parviennent à ne pas y céder. Il montre à quel point Ibn Battûta se confronte à la réalité de l’insurrection. Combien il essaye de comprendre l’échec pour mieux éviter que ce dont il est témoin à Berriane tombe dans les « poubelles de l’histoire » – comme le disait déjà Fethi Gares (Ibn Battûta) dans Inland. Il lui faudra aller au bout de son périple pour avoir enfin une réponse.
« Nous sommes là »
Parvenu dans les marais asséchés de Bassora, là où eut lieu la révolte Zendj, Ibn Battûta se retrouve face au vide : « Mais, il n’y a rien… » lâche-t-il presque avec naïveté, comme s’il avait espéré jusque là découvrir les Zendj toujours en action. « Oui, mais nous sommes là », lui dit alors son guide avec une lueur dans les yeux. Par ces quelques mots, il lève le voile de l’inquiétude d’Ibn Battûta, celle de la contestation moderne prise d’isolement dans un monde du séparé. Il rappelle à la présence. Il met en lumière le caractère irréductible de la lutte. Elle peut se déplacer, nous échapper, elle réapparaîtra toujours ailleurs. En l’occurrence, c’est bien un des émeutiers de Berriane qui prononçait au début du film le mot de « Zendj » qui avait lancé Ibn Battûta vers l’Irak. Malgré la réécriture de l’Histoire par les vainqueurs (le livre écrit par les Zendj a disparu), ces révoltes du IXe siècle irakien ont ressurgi ailleurs. C’est donc une manière de s’assurer de la réalité de Berriane, du fait que ces contestations, comme toutes celles qui parcourent le film, se répondent d’une part, et ne seront pas non plus oubliées, trouveront toujours à être prolongées.
Révolution Zendj est ainsi le plus optimiste de tous les films de Teguia, en tout cas le plus féroce, le plus apprêté au combat. Il est aussi son plus abouti puisqu’il trouve dans cette éternelle transformation de la contestation l’espoir, l’horizon indépassable et insaisissable que les premiers plans de Rome plutôt que vous cherchaient en vain. C’est alors à Nahla, la jeune Grecque d’origine palestinienne croisée par Ibn Batûtta à Beyrouth puis retournée aux manifestations athéniennes, que revient le privilège de se lancer à corps perdu dans le présent d’une action désormais assurée de son retentissement. C’est toute la force des dernières images d’insurrection armées de rouge qui soufflent leur vie sur le néant des marais de Bassora. Dans sa cartographie des révoltes dispersées, Teguia tisse des ponts. Son hypothèse de lien entre les contestations arabes et celles de l’Europe se verra d’ailleurs confirmée : peu de temps après les révoltes arabes, les mouvement des places se retrouveront en Grèce, où l’on pourra apercevoir drapeaux algériens, égyptiens, tunisiens…