Déjà éprouvée au cinéma, la thématique de la moderne solitude (espaces urbains condamnant au cloisonnement) trouve dans Rives, l’un des films sélectionnés par l’ACID pour son édition 2011, un traitement singulier. Malgré certains lieux communs (difficilement évitables) et un intérêt variable pour les personnages suivis, le film trouve sa plus grande force dans la mise en espace de ce sentiment de solitude, jouant avec habileté sur l’opposition intériorité/extériorité.
Le scénario de Rives pourrait tenir sur un ticket de métro : un enfant, une femme, un homme, dans Paris. Ils ne se connaissent pas mais ont en commun une grande propension au flottement, souvent déconnectés du monde qui les entoure comme si leur vie intérieure les désolidarisait sans cesse des autres. Le plus jeune erre dans le grand appartement familial déserté et laisse ses pensées vagabonder en cours de français ; la jeune femme est une étudiante étrangère presque mutique qui arrondit ses fins de mois avec un job de téléassistance ; le jeune homme est Indien, partage un minuscule appartement avec d’autres étrangers probablement sans-papiers et s’improvise livreur de repas payé au noir. Chacun évolue dans un environnement où la communication devrait prédominer mais où, pourtant, aucun sentiment ne semble transiter, condamnant les uns à n’être que des satellites gravitant autour des autres comme autant de petites bulles individuelles.
Le scénario est donc réduit à la portion congrue, mais au fond, qu’importe ? Ce n’est en effet pas parce que ce film est dépouillé de multiples rebondissements qu’il est pour autant dépourvu d’enjeux dramatiques, déjà contenus en germe dans l’ancrage socioculturel des personnages, quasi muets la majeure partie du film. Surtout, le systématisme dans la répétition de leurs postures et expressions ne limite en rien son intérêt. Le réalisateur recentrant rapidement l’enjeu de son film non pas sur la compréhension psychologique de ces personnages croisés mais sur la représentation qu’il fait d’un espace, donnant à Paris une identité visuelle forte et originale, toujours porteuse de sens, son spectateur doit, au fil du film, composer avec une certaine frustration.
Voilà longtemps qu’on n’aura vu la ville filmée de la sorte. Capitale grise, certes, aux couloirs de métros et bureaux déshumanisés, et pourtant, une atmosphère douce et poétique se dégage de la façon dont le réalisateur la saisit : foules floues, voies de chemin de fer s’entrecroisant comme un labyrinthe vu de haut, entre-chocs de lignes verticales et horizontales, virant parfois à la toile abstraite, douces gammes de gris comme un pastel passé… La captation de la ville, très plastique sans stylisation gratuite, mêlée à un beau travail sonore, la rend toujours très vivante. Armel Hostiou prend visiblement un malin plaisir à travailler l’urbanité comme un matériau (jouant sur les intérieurs/extérieurs comme autant de va-et-vient entre l’intériorité des personnages et leur environnement), tout comme il sait brillamment travailler les éléments naturels, comme par exemple le fleuve traversant la capitale : la contemplation de la Seine par le jeune Indien s’apparente presque à la découverte d’une peinture contemporaine, glissant du noir et blanc au doré en variant à l’infini les lignes que tracent l’eau. L’utilisation du matériau aquatique (la rivière du rêve de l’enfant, la douche, l’eau qui jaillit de la bouche d’une sculpture…) vient d’ailleurs, d’une très belle manière (comme on parlerait de la « manière » d’un peintre), extraire de l’urbain les êtres filmés.
Du coup, l’apparente linéarité froide des existences des trois protagonistes se charge d’une poésie (par exemple la scène du musicien du métro au piano portatif qui marque une suspension du temps, venant bercer la jeune fille) qui sont autant de fenêtres ouvertes par le réalisateur sur l’humain. Outre l’empathie – certes distanciée mais réelle – avec les personnages, Armel Hostiou évite de charger leurs conditions respectives d’un désespoir sans appel. Bien qu’étrangers pour deux d’entre eux (subsiste d’ailleurs une ambiguïté sur l’enfant que l’on n’entend jamais parler), la préoccupation du cinéaste ne réside pas dans un quelconque « message social ». Les quelques scènes qui renvoient aux conditions actuelles des personnages injectent au film la juste touche nécessaire mais jamais caricaturale pour renvoyer le spectateur à des interrogations sociétales : la classe de grammaire où la professeure parle de « la nature et de la fonction des choses » (la nature, c’est ce qui ne change jamais ; la fonction, c’est ce qui évolue), les visages peu amènes ouvrant la porte au jeune livreur, offrant une galerie de personnages et de situations très drôles, la jeune fille au travail enchaînant les conversations téléphoniques, casque vissé aux oreilles. Le réalisateur préfère les mettre aux prises avec une technologie froide (les multiples écrans entourant la jeune fille, les pannes d’ascenseur dont est victime le jeune homme…) que leur greffer des dialogues qui n’ajouteraient rien. C’est en assumant ce parti-pris que Rives, en dépit de quelques fragilités, trouve son plus grand et bel intérêt.