Victor se prostitue et vend des papelitos (des petites doses de drogue) dans les toilettes glauques des pizzerias ou dans les soirées privées de diplomates ; la nuit du 2 novembre, le jeune garçon se rend d’un cimetière à un autre (de celui de la Recolata à celui de la Chacarita) croisant ses morts dans de mélancoliques échanges, graves et amoureux, rendus avec la plus belle simplicité.
Ce serait une nouvelle de Cortázar dans une nuit d’un film de Scorsese. Buenos Aires le soir, ça pue la peur, ça suinte la solitude jusqu’au vertige. Aisé de deviner la prescience de la mort dans ce Buenos Aires-là. Cozarinsky la renifle subtilement, flanqué de sa caméra DV en quête de tons picturaux improbables : image grimée et versant pourtant dans un clair-obscur classique, effrayant souvent. Cette ville-guillotine est filmée dans une veine documentaire, ponctuée de coups de klaxons et de faux raccords. C’est à partir de ces lumières, de cette ambiance brûlante et secrète que s’élance un scénario agréablement audacieux, d’abord tributaire d’un héros piquant et libertin.
Gonzalo Heredia aurait pu être le petit mignon de Pasolini. Il s’appelle Víctor. Un gigolo frais comme une rose, impertinent, et qui fait flancher les cœurs des commissaires de police, des vieilles fleuristes et des morts aussi, en un clin d’œil ou en une passe. Ronde de nuit c’est d’abord un documentaire sur ce corps infiniment libre et détaché qui joue au football, sautille, prend des bains. Armé d’un sourire tendre et d’un corps élastique et gracile, Víctor déborde doucettement les cadres de la caméra comme trop vif pour l’austérité du cadrage ; Heredia habite un plan comme personne, parions que c’est l’homme qui bouge le mieux du cinéma argentin. Cependant, Víctor est aussi celui qui doit expier dans sa chair l’avilissement aveugle de la prostitution. Corps meurtri en douce, corps désiré à la cantonade, sa fraîcheur n’est que l’envers d’une innocence pourrie.
Pourriture d’un Víctor ou plutôt angoisse d’un héros rattrapé par les griffes des vieux fantômes de la culpabilité : parce que Víctor crapahute toute une nuit dans Buenos Aires et rencontre ses morts, dans une mise en scène sobre et pure. Les fantômes existent en Amérique latine. Là-bas, pas besoin d’un Sartre pour que vivants et morts cohabitent aimablement. La connaissance presque rationnelle de ces fantômes, les visions de ces gens trop aimés parsèment le film de Cozarinsky sans jamais entacher d’effets visuels la variation autour du motif de la mort et du deuil. Pas d’onirisme dans Ronde de nuit, belle farandole de morts aussi vivants que vous et moi : le dispositif est le même que celui des livres de Gabriel García Marquez dans lesquels tous se mêlent dans l’intelligence la plus pétillante et la plus naturelle.
Ainsi donc, la réalité, on la prend avec ses morts et ses vivants. Et c’est l’intensité de ce surnaturel évoqué avec simplicité qui fait naître l’émotion. Fantasmes, imageries et réalité pure et dure ne s’expriment que par le rythme heurté du film, entre images ralenties/accélérées et phrasées musicales. En s’insérant entre souvenir et oubli au creux d’un temps singulier et extra-ordinaire, Ronde de nuit offre une étrange et funeste rêverie dans une Argentine fatiguée.