En termes de représentation, la banlieue est la part maudite du cinéma français. Ou elle n’existe pas, ou alors seulement comme la fin du monde (Paris), ou elle sert de grand fourre-tout sociologique. Si Rue des cités n’échappe pas toujours à ce dernier versant, il a au moins le mérite de filmer la banlieue comme un espace habitable, où se loge de l’affectif, que l’on peut désirer et défendre, où l’on peut même retourner avec plaisir quand on l’a quitté. C’est déjà pas mal.
On sent, dans Rue des cités, une volonté de dépasser l’habituel « état des lieux » bourré de déterminismes, de tendre vers une fiction polyphonique émaillée de réel, où se dessine un visage de la banlieue dans toute sa diversité kaléidoscopique. À la bonne exécution de ce projet – qui est déjà, en soi, un projet formel – s’opposent plusieurs obstacles. Tout d’abord, la durée du film (68 minutes), qui ne lui permet pas l’aisance portraitiste qu’il aurait méritée. La journée d’Adilse et Mimid, passée entre petites affaires et longues plages de glandouille, entre un spleen tenace et des rires passagers, entre famille et amis, ne trouve que rarement l’occasion d’accomplir le programme poétique de son ouverture : un slam déclamé face caméra et qui parvenait, à partir d’une collection d’instantanés très concrets, presque triviaux, à donner une véritable vue d’ensemble d’Aubervilliers. Le scénario accumule les micro-fictions fragiles, souvent inabouties, venant se greffer sur l’existence quotidienne des deux camarades, jeunes de cité déjà plus si jeunes, et fait ainsi entrer dans le récit une masse de « sujets d’actualité » – les relations homme/femme, le poids des traditions, le chômage, la délinquance, les médias, les trafics, la violence, la marginalité, l’urbanisme, les expulsions – bien trop compacte pour une seule petite journée, pour une seule petite heure dix. Il y a, là dedans, comme un passage en force qui dit bien tout l’empressement des deux cinéastes.
Il en va de même pour le mélange des modes de récit, entre fiction et documentaire. Rue des cités affiche un salutaire mépris des catégories qui voudrait fondre les deux écritures dans un seul et même mouvement. Mais sa brièveté ne permet jamais de dépasser leur simple juxtaposition. Ainsi les micros-trottoirs sur le marché d’Aubervilliers ou les interviews filmées ne servent guère que de sous-texte affectif aux déboires des deux amis, comme une caution de réel apposée sur leur parcours. La dialectique fiction/docu n’a pas vraiment le temps de se former, si bien que ces quelques brèches de reportage ponctuent plus qu’elles n’interrogent. Elles gagnent en vertu rythmique ce qu’elles perdent en vertige de représentation. Elles fournissent également, dans son plus simple appareil, à la place d’Adilse et Mimid – qui semblent incapables de lâcher un instant leur régime de vannes – une expression de l’attachement qu’ils ont pour leur ville. Dans cette main tendue du documentaire aux non-dits refoulés de la fiction, dans cette voix du réel qui subvient à l’aphonie d’un scénario, réside une belle idée qui mériterait plus ample développement.
Tout cela fait bien entendu partie de la vie du film et ces luttes internes ne sont autres que les battements de son cœur. Car si Rue des cités chavire et menace de s’écrouler, au moins, il vit. Indéniablement, il vit et nous touche par moments, lorsqu’il répond simplement à cette tâche : faire sentir quelque chose de la vie de ses personnages banlieusards. Répondre à sa façon, autant soit peu, à la question : « qu’est-ce que la banlieue française, parisienne, enfin qu’est-ce qu’Aubervilliers ?»
Et ce qui domine, dans cette vie, c’est l’attente. Si la majeure partie du film se déroule dans la rue, c’est parce que les personnages y déambulent, se rendent d’un point à un autre pour leurs petites affaires, squattent un banc ou discutent devant un immeuble. Et si le film appartient bien au cinéma, en dépit d’une mise en scène coiffée comme l’as de pique, où la somme supposée du documentaire et de la fiction ne donne lieu qu’à une morne moyenne de style, c’est parce qu’il est travaillé entièrement, et même rongé jusqu’à l’os par la question du temps. Comment occuper la journée ? Comment atteindre le soir ? De quoi sera fait demain ? Quel avenir entrevoir ?
Le temps, lui, se gaspille immanquablement, car la banlieue reste ce territoire, cette cuvette aux parois glissantes, rivée aux bords de la capitale par une limite symbolique mais infranchissable. Se tenir si près du centre, dans sa chaleur irradiante, sans jamais complètement lui appartenir, être le premier des recalés à la porte d’un rêve commun d’intégration, n’est-ce pas là tout le secret de l’immobilité des personnages ? L’attente, l’attente d’une sortie, l’attente d’une condition meilleure, l’attente de Godot, cette fichue attente crée un rapport ambigu à l’espace. L’attente vous attache plus que tout au banc sur lequel vous attendez, aux murs, à la topographie qui devient une histoire affective, une collection sentimentale de tous ces rêves de départs auxquels se résume, dès lors, la vie. C’est pourquoi quand on leur demande s’ils partiront en vacances, Adilse et Mimid répondent par la négative : ils savent bien qu’en dehors de « la zone », ils perdront aussi cet inopérant désir centripète qui a animé toute leur jeunesse et fini par la contenir tout entière. Leur histoire ne se rapporte pas uniquement aux jeunes issus de l’immigration, parqués dans des cités vétustes ; elle documente le sentiment d’une génération qui attend depuis longtemps son entrée, mais erre dans une banlieue de la vie, dans une jeunesse sans fin, maintenue sous perfusion et qu’il faut abandonner avant même d’avoir pu lui faire rendre son jus. Une jeunesse trop longue aux jours trop longs.
Dommage qu’en dépit de promesses bien réelles, la brièveté du film l’empêche d’étreindre quelque chose de cette longueur-là.