Rue des cités, présenté à l’ACID, est un premier film enthousiasmant. Mélangeant fiction et documentaire, il dépeint Aubervilliers, la jeunesse désœuvrée et les anciens, porteurs de la mémoire du quartier, sans jamais tomber dans le cliché. Les cinéastes, Carine May et Hakim Zouhani, pleins d’énergie et de projets, nous parlent de leur film, qui donne autant envie de mieux connaître Aubervilliers, et la banlieue en général, que de suivre le travail à venir de ses auteurs.
Après la projection, un spectateur parlait de votre film comme d’un document sociologique précieux. En l’écrivant, aviez-vous cela en tête ?
Tous les films qui donnent dans le réalisme et décrivent la vie de gens sont sociologiques. Mais nous ne sommes pas partis avec l’idée de faire un film sociologique. S’il est sociologique c’est surtout parce qu’il parle de territoire, de la frontière entre Paris et la banlieue, thème qui lui était notre obsession. On voulait surtout raconter une histoire avec des gens qu’on côtoie tous les jours. Et on en avait assez de voir des clichés sur les jeunes de quartiers, qui ne se reconnaissent pas dans les films censés parler d’eux. On voulait être au plus près de ces personnes. Si le film est pris pour un film sociologique tant mieux, c’est qu’on aura réussi à retranscrire une réalité du quotidien dans ces quartiers.
Votre proximité avec les lieux, les gens, les histoires que vous racontez, ne vous a‑t-elle pas posé un problème de distance à un moment donné ?
Je ne pense pas. Bien sûr, pour des détails, les jeunes nous disaient parfois qu’on se trompait, qu’ils ne feraient ou diraient pas ce qu’on avait imaginé, et dans ces cas-là on modifiait. Mais je pense que quand on parle de quelque chose qu’on connaît vraiment, on a peu de chances de se tromper. On a jamais eu peur de tomber dans le cliché, et j’espère qu’on a réussi. Ce qu’on racontait, c’est ce qui était arrivé, ce qui pouvait arriver, on voulait coller à des vies qu’on croisait. Au niveau de l’écriture, on n’a vraiment eu aucun souci avec la distance, car on écrivait en voyant des personnes qu’on connaissait. Par contre, on a eu du mal avec le montage qui a été très long (la monteuse, Nadège Kintzinger, travaillant sur son temps libre). Comme on continuait à fréquenter les jeunes dont étaient inspirés les personnages ou qui même les interprétaient, c’était difficile de faire la part des choses. En même temps, que le montage soit si long nous évitait d’avoir trop la tête plongée dans les rushes, ça nous permettait d’avoir un certain recul. La monteuse nous aidait à prendre de la distance, par exemple en signalant que tel moment était une private joke qui ne serait pas reçue par tout le monde. On a fait attention à ça, pour que le film touche un large public. La forme du film, l’insertion de scènes documentaires (que nous avions écrites) dans la fiction, n’était pas évidente. Quand on écrivait, il nous semblait que ça marcherait, mais au montage ça nous a posé problème pour la structure On a fait plein d’essais, de versions. Il fallait trouver un équilibre, faire attention à ne pas trop sortir de la fiction.
Vous connaissiez les gens qui témoignent dans les scènes documentaires. Leur avez-vous demandé de parler de quelque chose de précis qu’ils vous auraient déjà raconté ou les avez-vous laissés libres ?
Ça dépend des gens. Par exemple, on savait qu’on voulait que la jeune fille parle de la place des femmes, tandis que la dame âgée a raconté plein de choses différentes. Didier Daeninckx on le connaît, on lit ses livres, on connaît son histoire. Il a dit beaucoup de choses mais on savait que ce qu’on voulait garder étaient ses propos sur la population d’Auber (pourquoi les gens partent ?). Évidemment on a dû couper beaucoup de choses qu’on aimait.
C’était la première expérience de jeu des comédiens ?
Mourad Boudaoud fait du théâtre et commence à tourner, donc il avait déjà une certaine expérience. Mais les autres jeunes sont amateurs.
Comment avez-vous travaillé avec eux ?
On a fait quelques répétitions mais pas trop, pour ne pas perdre la fraîcheur de jeu, l’émulation et l’énergie garantes du réalisme dans l’interprétation. On a beaucoup regardé ces répétitions, et à partir du comportement des comédiens on a réécrit certains dialogues. On faisait ensuite une dernière répétition et on tournait. On s’est permis par mal d’impros. La cadreuse aussi était libre d’aller chercher des choses qu’elle repérait au moment de la prise.
Est-ce que vous donniez des indications psychologiques aux comédiens ?
Oui. Le tournage n’était pas chronologique, donc on devait leur ressituer les scènes dans la structure du récit, pour qu’ils s’y repèrent. Les jeunes ne se rendaient pas forcément compte qu’on faisait un vrai film. C’est au premier jour du tournage, en voyant les techniciens s’activer, être perfectionnistes, qu’ils se sont mis la pression et qu’ils ont vraiment lu le scénario. Il y avait une ambiance géniale sur le tournage, très familiale. On avait tous des rapports de confiance.
On rit dans votre film. Avez-vous cherché à être drôles dès l’écriture ?
Il y a un humour en banlieue, beaucoup de poésie dans la façon de parler. On savait que ça allait être notre force, que les jeunes seraient généreux, notamment en impros.
Les techniciens étaient-ils tous professionnels ?
Oui. Pour l’image, le son, c’étaient des pros, et à chaque fois ils étaient assistés par quelqu’un qui n’avait pas d’expérience. Parce qu’on voulait faire participer le maximum de jeunes d’Aubervilliers. Certains ont aimé ça et ont retravaillé sur d’autres tournages depuis.
Avez-vous souvent refait les prises ?
Oui, surtout les scènes où il y a beaucoup de monde.
Combien de temps a duré le tournage ?
À peine 20 jours, sans compter les inserts documentaires qu’on a tournés après quand on pouvait et jusqu’à récemment.
Pourquoi le choix du noir et blanc ?
On adore ça d’un point de vue esthétique, et on voulait aussi qu’il donne une dimension universelle au film. Les gens y citent Aubervilliers. Au début on ne voulait pas, pour ne pas ancrer le film dans une banlieue donnée. Après, c’est venu comme ça, on n’a pas coupé, mais on ne veut pas que ça soit un film « entre nous », on espère qu’il parle aux périphéries en général.
Pour un prochain projet, pensez-vous refaire un film sur Aubervilliers ? Développer en particulier certains des nombreux thèmes de Rue des cités ?
On a plein d’envies, mais on n’en a pas fini avec ce film-là pour l’instant. En effet on pourrait développer par exemple le rapport entre générations… Rue des cités s’est fait dans l’urgence de raconter, du coup on aborde plein de sujets, peut-être certains maladroitement, c’est un premier film en somme ! Le rapport ville / banlieue nous intéresse beaucoup, il y a plein de choses à en dire encore. En ce moment on est sur un projet de court-métrage qui parle aussi de ça.
Y a t‑il des cinéastes particuliers qui vous portaient pour Rue des cités ?
Pour le rapport entre fiction et documentaire, quand on ne sait plus tellement où on se situe, c’est à Rabah Ameur-Zaïmèche que je pensais. C’est à ça qu’on veut parvenir, à laisser de la place à la magie du cinéma et de ce qui se passe. On a aussi regardé d’autres films sur la banlieue. Brooklyn Boogie, qui est une déclaration d’amour à Brooklyn, nous a beaucoup inspirés notamment.
Écrire pendant quatre ans, c’est long. Y a t‑il des choses notables qui ont évolué ?
Pour les inserts documentaires oui, mais pas pour la fiction.
Comment s’est passé votre travail à deux ?
Pour l’écriture, ça s’est relativement bien passé. On lisait le scénario, chacun venait ensuite avec une séquence, on réécrivait, on fusionnait nos idées. Puis on répétait avec les comédiens qui nous faisaient changer encore certaines choses. Sur le tournage, comme c’était un petit budget, Hakim, qui est à l’aise avec la technique, devait courir partout. Par moments il était frustré parce qu’il aurait préféré ne penser qu’à l’artistique. Carine gérait davantage la direction des comédiens et moi le cadre, la lumière. Mais on ne s’est pas répartis les tâches en amont, ça s’est fait naturellement.
J’imagine que vous allez continuer à travailler ensemble…
Oui, là on va tourner ensemble un court-métrage que Carine a écrit. On travaille aussi sur un web docu qui se passe en Algérie, qui reste près de la population, de la masse. On fait encore des petits tournages à Aubervilliers. Alors on voit encore d’autres visages qu’on n’avait pas vus, ça nous donne d’autres envies, on a tellement envie de tourner avec beaucoup de monde que c’est difficile à caser !
Le film a‑t-il été vu par d’autres gens d’Aubervilliers ?
Non, même l’équipe a découvert le film aujourd’hui à Cannes.
Dès le générique, où la musique n’est pas du rap, on pressent que le film évitera les clichés…
On voulait vraiment faire quelque chose de différent de l’image que les médias donnent des banlieues. Ils nous montrent toujours des jeunes, des noirs et des Arabes, comme s’il n’y avait pas d’enfants ni de personnes âgées. Et ils ne parlent que de violence, alors qu’évidemment il y a aussi plein d’autres choses. On voulait montrer comment les jeunes jouent à être des méchants, et les conséquences que ça peut avoir sur un quartier. Notre grande peur au début était de faire un film bisounours, on ne voulait pas dire uniquement que les gens sont super en banlieue. Je suis institutrice et Hakim a travaillé dans une association, et on voit bien que, même si bien sûr il y a beaucoup de gens qui ne font rien et qui bouffent la vie des autres, il y a aussi une belle émulation, des gens pleins d’énergie. On l’a bien vu pendant le tournage, où tout le monde s’est donné complètement.
Le choix de ne pas évoquer les parents était-il une évidence dès le départ ?
Oui. Les retraités m’émeuvent, et je trouve qu’ils ont plein de choses passionnantes à raconter. Et les jeunes nous intéressent. La génération du milieu, moins. Plein de choses sont mises en place pour couper les passerelles entre les générations. Dans les cités, il n’y a plus de structures, d’endroits, où les gens puissent se rencontrer. D’où l’incompréhension. En isolant les différentes générations, au niveau de la transmission, beaucoup de choses se perdent.
Vous avez tourné chez les gens de l’équipe, j’imagine…
Oui, avec toutes les complications et les impros que ça implique. Mais on a eu de la chance. Par exemple, à la dernière minute, celui qui devait interpréter le grand-père n’était finalement plus disponible, alors on est allé chercher quelqu’un d’autre juste avant de tourner. Il ne connaissait pas le scénario mais il est venu et il a joué. Il y a eu beaucoup de moments comme ça, je pense que le film avait une bonne étoile.
Avez-vous certains regrets devant le film achevé ?
Pas par rapport à ce qu’on attendait. Mais avec l’expérience du tournage, on se dit qu’on ferait certaines choses différemment si c’était à refaire. Dans le fond, on est très contents.
Faire ce film a‑t-il changé le regard que vous portez sur Aubervilliers ? Sur la banlieue ?
Je ne m’y attendais pas, mais notre film m’a touchée. Mon rapport à la banlieue n’a pas changé. Mais aujourd’hui, des personnages sont apparus qui n’étaient pas là en 2008. Par exemple, les filles maintenant squattent les rues, et c’est récent. Mais je pense que le film reste d’actualité, en ce qui concerne les jeunes qui ne font pas de mal mais qui galèrent. Ici on a tous vécu une phase où on a envie de glander, où on ne croit plus en l’école, en la politique, où on préfère rester entre nous et rigoler sans trop penser à demain. On voulait montrer l’ambivalence aussi. Nos personnages sont parfois très cons, ils réagissent impulsivement comme des gamins, mais quand on les retrouve dans un autre contexte, on peut les trouver touchants. On voulait parler de l’enfance et la jeunesse qui se débrouillent, parce que les adultes ne sont pas là. Et de la solidarité qui existe en banlieue.