Un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes sur une île déserte finissent par se diviser en deux camps : ceux qui s’abandonnent à leurs instincts primitifs et ceux qui s’acharnent à croire en les bienfaits de la civilisation. De cette effroyable opposition, l’écrivain William Golding avait livré une parabole saisissante sur la véritable nature de l’Homme. Le metteur en scène de théâtre et cinéaste Peter Brook en propose une adaptation où la sobriété n’occulte jamais l’horreur des situations auxquelles sont confrontés les enfants. Une œuvre à redécouvrir de toute urgence.
Loin de cette civilisation britannique du milieu du siècle (à laquelle le générique fait écho grâce à un montage de photographies) dans laquelle ils ont grandi, un groupe de jeunes garçons se retrouve seul sur une île déserte du milieu du Pacifique. Improbables rescapés d’un crash aérien qui n’a épargné qu’eux, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un environnement loin d’être totalement hostile (une île tropicale plutôt verdoyante) où pas un seul adulte n’est là pour leur poser des interdits. Dans un premier temps, les enfants vont tenter de s’organiser en instaurant des règles, des lois et une hiérarchie en élisant l’un d’entre eux, Ralph (James Aubrey dans son premier film), chef du groupe. Son principal allié, méchamment surnommé Piggy (Hugh Edwards) en raison de son poids, fait rapidement l’objet de railleries, rappelant que l’habituelle cruauté des enfants ne rencontrera ici aucun frein. Pourtant, ce n’est pas tant la complexité des rapports psychologiques entre les enfants (très développés dans l’ouvrage de Golding), et notamment la question de l’appartenance au groupe – et donc l’angoisse d’en être exclu –, qui intéressent Peter Brook, mais bien la déliquescence des règles dans un univers où les instincts les plus primitifs reprennent rapidement le dessus.
Face à Ralph et Piggy qui tenteront toujours de garder leur sang-froid et faire respecter un principe démocratique – et donc civilisé – au sein de la communauté, Jack (Tom Chapin), le plus âgé et physiquement le plus puissant d’entre eux, humilié de ne pas avoir été élu comme chef, va construire sa domination en ramenant à la surface cette primitivité que chacun tente bien maladroitement de tenir à distance. Exploitant la peur des plus petits de devoir faire face à un monstre ou des fantômes, il entraîne progressivement la majeure partie du groupe dans l’obscurantisme le plus ancestral où, pour calmer les assauts d’un monstre invisible, on multiplie les sacrifices et les offrandes. Si la violence s’exerce dans un premier temps sur un cochon dont la tête est posée triomphalement sur un pieu, le sacrifice suivant concerne Simon, l’un des plus jeunes et pourtant des plus lucides qui osait se demander si la bête, finalement, ce n’était pas eux… Ce point de non-retour, particulièrement choquant pour qui s’entête encore à croire en l’innocence de nos chères têtes blondes, est admirablement mis en scène. À la fête rituelle venue d’un autre âge (les enfants sont grimés, dévêtus et s’agitent en poussant des cris d’animaux), succède le lynchage d’un innocent où la seule issue – la mort – est figurée par la lente dérive du corps de l’enfant à la surface de l’eau. Le calme et l’étrange sérénité qui se dégagent de ce plan – par ailleurs magnifique – signent le contrepoint des excès de ceux qui sont encore vivants mais n’envisagent leur survie que d’une manière totalement primitive. Après le meurtre de Piggy, totalement vulnérable depuis que le camp adverse l’a dépossédé de ses lunettes pour pouvoir allumer le feu, Ralph fera l’objet d’une chasse à l’homme d’autant plus cruelle qu’il sait, d’après les événements passés, qu’il ne faut plus compter sur le moindre soupçon de raison pour mettre fin à ce délire collectif.
Entouré de jeunes comédiens non-professionnels et d’une équipe technique peu expérimentée, handicapé par un budget particulièrement restreint, Peter Brook a réussi le pari de retranscrire l’atmosphère terrifiante du best-seller de William Golding. Là où il aurait été aisé de tomber dans une démonstration assez putassière, le réalisateur fait preuve d’une sobriété exemplaire et nous interroge avec acuité sur les fondements mêmes de nos civilisations. Ces petits Anglais, qui n’hésitent pas à rappeler que leur pays reste une nation supérieure aux autres, remettent soudainement en cause ce que toute leur civilisation s’est attachée à construire pour ne redevenir que des hommes préhistoriques pour qui le meurtre n’est même plus une affaire de morale.