Quinze minutes avec Peter Brook, le temps d’évoquer l’actualité de Tell Me Lies, qui ressort simultanément sous la forme d’un film quasiment disparu des écrans depuis sa sortie en 1967 et d’un ouvrage d’entretiens et d’archives édité chez Capricci. Quinze minutes aussi pour voir comment, en dépit des quelque quarante-cinq ans qui nous séparent du contexte géopolitique qui inspira à Brook ce film sur la guerre du Vietnam, Tell Me Lies trouve un écho sensible dans notre actualité.
Je voudrais commencer immédiatement sur l’écho assez surprenant qu’offre la ressortie de votre film au regard de l’actualité et du malaise occidental suscité par les réactions de violence dans le monde musulman après la diffusion d’un film-brûlot – dont la nullité n’aurait par ailleurs jamais dû lui donner une telle publicité – mais aussi après la publication de nouvelles caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo. J’écoutais l’autre jour un Laurent Joffrin embarrassé dire à la radio qu’il était d’accord sur le principe avec Charlie Hebdo pour publier ces caricatures au nom de la liberté d’expression, mais qu’il jugeait peu opportun de le faire dans ce contexte déjà lourd de menaces. Cette actualité résonne curieusement avec les questions soulevées voilà presque cinquante ans par Tell Me Lies, à savoir, l’impact des images sur nos vies, mais aussi et surtout, le sens de la liberté d’expression et les façons de l’exercer, les formes de l’engagement politique et du militantisme…
Peter Brook : Le film suit les pas de trois jeunes Anglais qui cherchent à comprendre quelle est la bonne attitude face à la guerre du Vietnam. Ce faisant, ils sont confrontés une espèce de demi-vérité, et plus souvent encore, à un grand mensonge – d’où le titre du film : « Tell Me Lies ». Ils se retrouvent à la fin, après avoir écouté tous les conseils et points de vue opposés, devant cette responsabilité adulte qui est de ne pas être manipulé – même par soi-même, de ne pas choisir la facilité ni se rassurer en écoutant les conseils d’autrui. Il est important de se sentir responsable. C’est pour ça que, au sujet de Charlie Hebdo, je crois qu’il y a deux points de vue qu’on peut défendre jusqu’au bout en théorie, le premier étant celui de la liberté de la presse – j’ai moi-même passé toute ma vie en Angleterre à lutter contre la censure. Il ne faut pas qu’il y ait la moindre censure, sauf l’auto-censure. Mais là encore, si l’auto-censure naît de la peur, c’est dégueulasse, il faut la balayer. Si en revanche l’auto-censure est concomitante d’une recherche de vérité, alors elle peut impliquer d’être à l’écoute de ce qui nous entoure et de ne pas prendre des attitudes toutes faites. Et je pense que tout le drame de Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet, c’est qu’on revient à des attitudes et des slogans qui existent déjà. Il devrait y avoir, à mon avis, quelque chose de plus important, une générosité et une délicatesse de sentiments vis à vis des autres, qui nous amènent à nous demander : est-ce que ce que je fais au nom de la liberté d’expression peut faire souffrir autrui ? Parce que chacun peut prendre la responsabilité, au nom de ses principes, de ne pas faire souffrir quelqu’un d’autre. Dès qu’on est sur des questions qui ont à voir avec le sentiment religieux, il faut être très attentif aux autres. En ce qui me concerne, dans la même situation, je crois que je me serais senti, comme à la fin de Tell Me Lies, devant une porte ouverte, ne sachant pas trop ce qu’il allait en surgir.
J’espère d’ailleurs que le film ne nourrira pas de vieilles rancunes ou un retour de l’anti-américanisme. L’Amérique, c’est un pays si grand et en même temps, on l’a vu du temps de Bush, tellement dénaturé par mille influences. Nous n’échappons pas aux conséquences de ce qui s’y joue, d’ailleurs avec les élections présidentielles, comme autrefois avec la guerre du Vietnam, nous sommes impliqués malgré nous : nous n’allons pas voter, mais nous allons tous vivre les conséquences des élections américaines.
C’est exactement, il me semble, là que se joue l’actualité de votre film : je trouve qu’il assume cette distance aux événements à une époque où la distance était considérée comme une forme de neutralité ou pire, de couardise. Il a ce point de vue serait celui d’un philosophe au milieu d’une guerre d’idéologues…
Oh, je ne pense pas. Vous savez, je n’ai jamais prétendu être un philosophe parce que le philosophe, uniquement avec l’intellect, trouve une petite position de supériorité, et moi je pense qu’au contraire, les trois protagonistes dans le film veulent comprendre, mais ils ne sont pas à la recherche d’une philosophie. Ils cherchent à mieux vivre la situation actuelle. Et pour moi, ce n’est pas de la philosophie.
Est-ce pour cette raison d’ailleurs qu’ils commencent par se demander ce que ferait un sage face à ces évènements et qu’ils finissent par se demander ce que ferait plutôt un homme ordinaire ?
Exactement.
Comment arrive la question de l’engagement dans leur parcours ? À un moment, ils explorent les différentes possibilités de ce que pourrait être leur engagement face à la guerre du Vietnam, et l’un des personnages principaux dit qu’il craint aussi bien le fanatisme des foules que celui des martyrs. On a l’opposition de ces deux formes d’action politique…
Oui, c’est pour ça que le théâtre et le cinéma ont pour moi une seule fonction, c’est de rendre beaucoup plus immédiates les contradictions dans lesquelles nous vivons. C’est ce qu’on appelle, depuis la Grèce antique, « dramatiser ». Même aujourd’hui, alors que ce qui forme la base du cinéma, du théâtre et de l’art en général, c’est de plus en plus une question de couple, ce terrain dramatique existe. l’homme et la femme renvoient aux hommes et femmes du public. L’homme est capable de s’identifier avec le point de vue féminin et la femme est tout aussi capable de sentir le point de vue masculin, il y a pourtant un conflit entre eux. Ce conflit, dans un film ou une pièce, peut durer dix ans ou toute une vie ou même le temps d’une lune de miel, mais c’est toujours plus long que l’heure et demie qui est la durée moyenne d’un film ou d’une pièce. Alors quelle est la différence ? Tout simplement, cet acte de « dramatisation » – qui est l’œuvre d’un « dramaturge » au théâtre et d’un réalisateur avec l’aide d’un scénariste au cinéma. Personnellement dans une pièce ou un film, j’aime cette idée qu’on soit face à un conflit qui est si grand que notre attitude ne peut qu’être floue face à cela. Typiquement, les oppositions sont incarnées et nous pouvons passer de la conviction qu’il ou elle a raison à la conviction opposée qu’il ou elle a tort en une fraction de seconde. Si on sent ça, ça ouvre en nous, spectateurs, quelque chose qui n’est pas la passivité qui caractérisait l’attitude spectatorielle du XIXe siècle – où on allait au théâtre presque pour s’endormir, et contre laquelle le XXe s’est insurgé. Au XXe siècle, peu à peu, avec tous les refus des formes existantes il y a eu cette recherche qui consistait à être prêt à vivre intensément la contradiction.
Ce que vous dites m’interroge parce que, malgré tout, un film qui est fait la même année que le vôtre, Loin du Vietnam, réunissant Godard, Ivens, Resnais et quelques autres à la réalisation et Chris Marker au montage, prend le parti opposé. Eux faisaient un film pour dénoncer la guerre impérialiste des États-Unis au Vietnam, donc il n’y avait pas de place pour la contradiction dans ce film, ils faisaient ce qu’on considérait alors comme du cinéma militant – ce qui fait sans doute aussi que ce film aujourd’hui semble appartenir à une époque révolue tandis que le vôtre, parce qu’il pointe des contradictions, trouve encore des échos singuliers.
Oui, parce que voyez-vous, je n’ai jamais été convaincu par la confusion entre théâtre politique et théâtre militant. Dans tout théâtre militant, il y a ce point de vue de supériorité : « vous le public, vous êtes mal informé et je veux vous donner une leçon de vérité ». je trouve ça intolérable et ridicule. Aujourd’hui, je crois qu’on a vécu tant de choses contradictoires, qu’on n’est pas si facilement dupes, on n’est pas aussi polarisés qu’à l’époque. Et néanmoins, il y a bien cette phrase éternelle de Godard qui fait la différence entre un geste politique et un geste militant : « chaque fois que je place ma caméra quelque part, le choix même de la place de la caméra est un acte politique ». C’est vraiment génial parce que ça ouvre tant de portes : on peut le prendre au premier degré, mais si on réfléchit, on revient à tout ce dont nous sommes en train de parler depuis tout à l’heure : à quel point à chaque instant on peut se trouver pris dans un acte politique, par exemple, même en parlant comme nous sommes en train de le faire, chacun de nous est obligé de prendre une attitude politique sans être nécessairement attaché à ce qu’il vient de dire, tout en étant prêt une seconde plus tard à dire « peut être ai-je tort ».
Vous aviez donc vu le film de Marker à l’époque, mais avez-vous eu l’occasion de discuter de cette question de l’engagement d’un cinéaste avec lui et Godard ?
Pas du tout, non. Il y a une chose cependant qui m’avait interpellé quand on avait fait la pièce US à Londres : les États-Unis comme le Vietnam, pour les Anglais, semblaient loin… jusqu’à ce qu’ils réalisent que US, c’était aussi bien « nous » [« us » en anglais]. En français, cela donne « nous », soit « no-US » en anglais, comme si on était contre les USA. Mais quand même à l’époque, il y avait cette même idée que tout ce conflit était très loin de l’Europe et qu’il était en même temps tellement proche de nous.
Une dernière chose que je voulais vous demander avant que notre quart d’heure ne soit écoulé : cela concerne la dernière image du film. J’ai appris, dans le livre, que la pièce se terminait sur ce geste extrêmement fort d’un comédien qui faisait mine de brûler un des papillons lâchés sur scène à la fin de la pièce, vous auriez pu reproduire cette même scène dans le film, alors pourquoi avoir choisi au contraire de finir sur une autre image, ce fondu au blanc sur une porte entre-ouverte, comme si la guerre allait d’un instant à l’autre entrer dans le salon et le quotidien de ces Anglais loin du Vietnam ?
Cette image d’une porte ouverte qui devient blanche est une image de l’inconnu. C’était un langage qui sortait du film. Brûler un papillon dans un film, ça aurait été pour moi reconduire les images de la guerre, des enfants brûlés au napalm… Au théâtre en revanche, on avait lâché des dizaines de papillons dans la salle et, un comédien faisait mine de se saisir de l’un des insectes en vol. Alors, devant le public qui n’en croyait pas ses yeux, il approchait le papillon de la flamme. Personne ne savait notre secret, qui était que c’était un bout de papier. Et donc le public avait l’impression d’être dans l’immédiateté, l’urgence du geste. Dans ces moments-là, où le public est totalement choqué, il y a une suspension de quelques secondes durant lesquelles chacun a la possibilité d’agir, d’intervenir sur le cours de la pièce, et c’est arrivé plusieurs fois, je me souviens d’un moment magnifique avec cette femme qui avait bondi sur scène en disant « vous voyez, on peut agir ». Dans un film, on ne peut pas faire ça.