L’Hôtel El Royale est aussi luxueux et sophistiqué que la cabane dans les bois du précédent film de Drew Goddard était apparemment rudimentaire. Mais son éclat s’est quelque peu terni, et l’on n’y est plus accueilli comme autrefois : à leur arrivée à l’hôtel, les nouveaux clients ne trouvent personne à la réception. Ils en profitent pour faire connaissance. Nous sont alors présentés le sympathique père Flynn (Jeff Bridges), Darlene Sweet (Cynthia Erivo), jeune femme discrète, et Laramie Seymour Sullivan (Jon Hamm), représentant en aspirateurs manifestement allergique au silence. Suivra une mystérieuse hippie (Dakota Johnson), qui refusera les amabilités de rigueur.
Une réalité impénétrable
Divisé par une frontière entre deux États, l’Hôtel El Royale est double – son aile ouest se trouve en Californie, son aile est dans le Nevada –, voire triple si l’on tient compte de ses recoins secrets. À son image, ses clients révèlent bientôt une face cachée, qui ne fait généralement qu’en masquer une deuxième, comme le film viendra le dévoiler à travers des flashbacks trop bavards. La mise en scène sophistiquée de Drew Goddard, riche en mouvements d’appareil, sait créer des moments de saisissement, voire de léger vertige face à des basculements inattendus, et l’originalité du scénario rend le cours des événements difficilement prévisible. On peut alors tirer un certain divertissement de cette histoire et du casting mobilisé, chaque acteur jouant au mieux de son charisme singulier, ou de son image, comme dans le cas de Chris Hemsworth, ici à contre-emploi dans le rôle de Billy Lee, psychopathe à la chemise irrémédiablement ouverte. Mais les personnages, eux, peinent à exister réellement. Foncièrement théorique, le scénario de Drew Goddard ne s’intéresse à leur duplicité qu’en tant que concept, et file les métaphores cinématographiques développées dans son film précédent, sans réellement mettre à profit les vertus de l’artifice.
Un pas en avant, deux pas en arrière
L’intrigant décor posé et la nature fuyante des personnages exposée, on attendrait que la réalité continue de nous glisser entre les doigts. Mais Drew Goddard s’en tient peu ou prou aux révélations initiales, et déroule par la suite un récit plus conventionnel. Pourquoi bifurquer en cours de route et revenir sur un territoire où règne la psychologie ? Situé à la fin des années soixante, Sale Temps à l’hôtel El Royale s’inspire d’un hôtel réel, où le Rat Pack avait ses habitudes. En évoquant une sex tape avant l’heure accablant un homme célébrissime mais mort (JFK ?), le film lance une piste conspirationniste et semble vouloir déboulonner certains mythes de l’histoire américaine – le personnage de Billy Lee, suivi par une horde d’adeptes, renvoie d’ailleurs clairement à une autre figure de l’époque : le légendaire Charles Manson. On espère un temps le dévoilement d’une autre dimension du monde, aussi baroque peut-être que celle imaginée par Joss Whedon pour La Cabane dans les bois. Mais, par manque d’imagination ou de courage, Drew Goddard déçoit ces attentes.
Sirène soul
Il y a tout de même, dans Sale Temps à l’hôtel El Royale, quelque chose qui déborde les références et autres astuces scénaristiques, un fait symptomatique d’une ambition autre, mais inaboutie : le rapport à la musique. Si tous les personnages cachent un secret, celui de Darlene Sweet est plutôt noble : les mystérieux rouleaux qu’elle trimbale s’avèrent être des bandes de matériau isolant, dont elle recouvrira les murs de sa chambre pour pouvoir répéter un tour de chant sans déranger ses voisins. Dans cet environnement sous surveillance, ils ne tarderont pas à l’entendre tout de même. À différents moments du film, chacun se retrouvera face à cette femme qui parvient à exprimer, en interprétant a cappella des tubes soul de l’époque, toutes les nuances des émotions humaines. Ce qui frappe, au-delà du talent de Cynthia Erivo, c’est la durée de ces scènes, qui produisent à chaque fois un moment de stase, le personnage-spectateur comme le réalisateur se trouvant arrêtés dans leur course, bloqués et émus par un être singulièrement entier. Dans ces rares moments, Drew Goddard touche à la magie qui aurait dû être au cœur d’un film finalement trop rationnel.