En 1983, Godfrey Reggio, avec Koyaanisqatsi, inventait un nouveau genre : le documentaire-kaléidoscope, non-narratif, conçu comme un pur trip esthétique et poétique. Son chef opérateur Ron Fricke en reprit le modèle dans ses propres films : Chronos, en 1985, puis Baraka, en 1992. Mais alors que Godfrey Reggio, de film en film, a cherché (avec plus ou moins de bonheur) à se renouveler, Fricke s’est enfermé dans la répétition des mêmes recettes. Ce que vient confirmer ce Samsara – dont le titre tiré du sanskrit signifie, ironiquement, « éternel recommencement »…
Samsara est composé d’une série de plans d’environ une dizaine de secondes, articulés par des rimes ou des contrastes visuels plus ou moins subtils. Ils sont le plus souvent animés de légers travellings. L’image est parfois accélérée, pour mettre en valeur les changements de lumière, le grouillement d’une foule, ou le lent glissement des nuages ou de la voûte étoilée. D’autres plans isolent des individus en plan rapproché : censés représenter un peuple ou une culture, ils sont, tout comme les paysages, choisis pour leur caractère pittoresque.
On ne peut qu’être admiratif devant la somme d’efforts qu’il a fallu pour ramener chacun de ces plans. Tourné dans un 70mm qui magnifie les paysages et confère à l’image une définition et une précision irréprochables, Samsara a nécessité près de cinq années de travail, et a entraîné Ron Fricke dans vingt-cinq pays, jusque dans des sites très reculés. Depuis Koyaanisqatsi où elle faisait déjà merveille, la maîtrise technique de Fricke s’est encore renforcée, jusqu’à atteindre, dans son domaine, une certaine forme de perfection.
Cependant, cette sophistication formelle ne se suffit pas à elle-même. On dit parfois d’un film trop écrit, où le scénario prend le pas sur la mise en scène, qu’il s’agit d’un « film de scénariste » : de même, le trop léché Samsara est clairement un film de chef opérateur. Sa réussite visuelle se fait au détriment de la grammaire cinématographique, basique et répétitive, et du montage, peu inspiré. Le film vaut toutes les soirées diapos du monde, mais il n’est pas réussi pour autant.
Samsara présente les mêmes défauts que les films précédents que Fricke, qui souffraient déjà de la comparaison avec Koyaanisqatsi. Alors que dans le film de Godfrey Reggio, les compositions puissantes de Philip Glass prenaient en charge la narration au point d’être indissociables des images, chez Fricke les nappes musicales créent une atmosphère New Age illustrative et vite agaçante. Et autant le montage de Koyaanisqatsi obéissait à une logique implacable, autant Samsara paraît peu et mal structuré, se réduisant rapidement à un zapping monotone d’images fastueuses.
Samsara ressemble en fait à une installation audiovisuelle conçue pour le musée du Quai Branly, où il trouverait aisément sa place : il témoigne de la même fascination très contemporaine pour les peuples dits « premiers », leurs costumes et leurs rites exotiques, qu’il sur-esthétise au détriment de toute réflexion ou curiosité, de toute remise en perspectives, de tout intérêt pour le contexte.
C’est cette absence de véritable regard dont pâtit le plus Samsara – ou plutôt cette croyance naïve dans un regard qui se suffirait à lui-même. Témoignant avec le même détachement de la beauté du monde et des maux dont souffre l’humanité, Fricke propose une œuvre purement méditative et contemplative, qui certes nous épargne l’insupportable prêchi-prêcha d’un Yann Arthus-Bertrand, mais qui finit par donner l’impression d’une certaine vacuité. De la spiritualité orientale qui semble le fasciner, Fricke ne semble avoir retenu qu’une sérénité béate qui confine à la niaiserie.