« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple »
« Continuons ! » En s’ouvrant ainsi sur la confession de Paulo Honório, propriétaire terrien, São Bernado affirme d’emblée sa volonté de produire une énonciation singulière et de constituer un récit de l’après-coup. Assis à sa table, le propriétaire terrien évoque son passé sans en gommer le versant sombre : le meurtre passionnel commis de sang froid, l’acquisition du domaine agricole tant convoité de São Bernardo, la jalousie farouche. Face au regard du spectateur, il se livre, résolument. Est-ce pour détourner la censure brésilienne qui ne tolérait pas la critique frontale de la grande propriété terrienne que Leon Hirszman choisit de donner la parole à cet antihéros, homme violent, matérialiste et parfaitement immoral ? Connaissant l’engagement social de ce cinéaste pivot du Cinéma Novo, cela fait peu de doute. Il en ressort un singulier portrait en absence de la classe laborieuse, représentée uniquement à travers le mépris et l’absence de considération que nourrit Honório à son égard. La cause du peuple, très présente dans le reste de son œuvre, apparaît ici en filigrane, à travers les employés maltraités, aussi minuscules dans le cadre et insignifiants pour le récit. Face à ces figurines négligeables, la voracité de Paulo Honório est d’autant plus criante, lui qui conçoit même le mariage comme une transaction financière et un acte de possession.
Le peuple sans voix
Adapté du roman homonyme de Graciliano Ramos, São Bernado conserve l’unité de lieu de l’exploitation agricole, la portant ainsi à l’état de microcosme représentatif de la société brésilienne, tout en l’ancrant profondément dans la région aride du Nordeste. L’adresse de Honório au spectateur se transforme en voix off qui commente les événements passés. Cette toute-puissance de la voix du propriétaire conduit à ce que les dialogues perçus à l’écran soient souvent asynchrones, n’émanant pas vraiment des corps qui les profèrent, ou même soient rendus inaudibles, couverts par la voix off qui accapare tout discours. Au sens propre comme au figuré, le discours progressiste porté par la femme institutrice se voit complètement couvert par la voix omnipotente du maître.
Privées de leur voix, les personnages secondaires se manifestent alors par la position des corps dans le cadre, les jeux de gestuelle et de regard. Plan après plan, Leon Hirszman travaille sur une forme de sidération du regard, d’étonnement renouvelé de ce que peut être l’image. L’éclairage en clair obscur, l’effet d’aplat, la trajectoire des corps dans le cadre : chaque plan semble travailler une dimension de l’image et produit un effet de sidération du regard, d’étonnement total. Redécouvert au festival des Trois continents à Nantes en 2012, le film surprend toujours, plus de quarante ans après sa réalisation et sa censure au Brésil, par la rigueur extrême de l’image autant que par sa force de subversion.