En raison de la spécificité de l’école Sapir College and Television School de Sderot en Israël, les Trois Continents se sont intéressés aux films de fin d’études qui y ont été produits. Encourageant la liberté d’expression et de création, l’institution incite ses élèves (venant de divers pays) à penser le lien entre le lieu où ils habitent et le cinéma. Sderot est située dans une zone semi désertique la plus pauvre d’Israël, près de Gaza, où les tensions sont permanentes. Comment les jeunes cinéastes articulent-ils la questions du territoire et celle du cinéma ? Quelles images nous proposent-ils de la situation qu’ils traversent, sur représentée dans les médias ?
Men on the Edge – Fisherman’s Diary d’Avner Faingulernt et Macabit Abramson (documentaire, 90 min)
Sur une plage abandonnée à la frontière entre Gaza et Israël, des pêcheurs palestiniens et israéliens vivent ensemble, travaillent ensemble. Les premiers enseignent leurs techniques ancestrales, les seconds permettent d’obtenir l’autorisation de pêcher dans les eaux territoriales israéliennes. Avner Faingulernt et Macabit Abramson ont filmé cette petite communauté pendant quatre ans, le film se déroule chronologiquement, au fil des saisons, de 1999 à 2003. Les personnes s’expriment parfois face caméra, répondant aux questions des réalisateurs, de nombreux moments nous les montrent vivre, travailler et converser, la cinéaste fait quelques commentaires en off. Palestiniens et Israéliens sont ici comme des frères, ils ont besoin les uns des autres pour travailler, pour vivre mieux. La vie est loin d’être facile : pêcher est éreintant, ils sont en concurrence avec les Israéliens, et ils sont pauvres. Si les adultes se plaignent à peine, les paroles d’un enfant frappent lorsqu’on lui demande s’il préfère l’école ou la pêche et qu’il répond : « C’est la même merde. Je ne veux ni travailler ni étudier. Plutôt mourir. » Au fil de frustes repas de poissons, de virées en bateau, les personnages oscillent entre les joies de moments partagés et les dissensions, entre la jouissance du moment présent et l’abattement devant les difficultés. La tristesse s’accroît à mesure que le film progresse. Au moment de l’Intifada, les Palestiniens doivent quitter la plage. L’un de leurs amis israéliens, souffrant trop de leur départ, les renie, un autre s’enferme dans la douleur de la solitude. La coexistence pacifique semblait possible tout au long du film. La fin en souligne la fragilité, on s’interroge alors sur la possibilité d’un être ensemble durable entre les deux communautés tant que la guerre perdure.
Automation de Nati Meir (fiction d’animation, 11min45)
Haïm, colleur d’affiches solitaire, vit dans une zone dangereuse en Israël. A chaque alerte à la bombe, il fait une crise d’angoisse et est en proie à des hallucinations. Seul le bruit de l’explosion l’apaise car il sait alors qu’il a été épargné pour cette fois. Le monde d’Automation est bien horrible. Outre les attaques régulières, Haïm subit l’agression de la publicité et de la politique sur les affiches qu’il colle. Lors de ses hallucinations, il se perd entre les bombes, les marques, les dirigeants… Nous sommes bien là, littéralement, en plein cauchemar, celui de la guerre et de la société de consommation. Nati Meir traite l’horreur par la distance. Son film est une animation, même si des images du monde réel s’y invitent. La musique, omniprésente, est souvent joviale, le rythme est dynamique. Après les alertes, les oiseaux se remettent à chanter, comme si de rien n’était. Comme si de rien n’était aussi, le dernier plan, lorsque défile le générique, montre pendant un bon moment, en images réalistes, un paysage où la vie continue, tant au son qu’à l’image. L’ironie d’Automation n’atténue pas la tragédie de la situation qu’il évoque, elle la rend encore plus effroyable (n’est-il pas édifiant que l’explosion d’une bombe signale l’apaisement de Haïm ?).
18 Km d’Avi Levi (fiction, 81 min)
Film choral, 18 Km se passe à la frontière entre Gaza et Sderot, zone sensible où les bombes tombent régulièrement. D’un personnage à l’autre, nous voyageons à travers des solitudes, des conflits intérieurs, des échanges, des joies, des souffrances, dont certaines sont propres aux habitants de la région, dont d’autres pourraient advenir n’importe où dans le monde.
Youval est musicien. Enfermé dans une souffrance dont le cinéaste a la finesse de ne pas préciser les causes et qu’il tente d’atténuer en se droguant, il s’enferme dans sa chambre et dans ses chansons aux paroles désespérées. Il ne participe qu’à contrecœur à la vie de sa famille, notamment de sa mère qui le voudrait présent. Cette dernière (Mariam) vit comme un somnambule, anesthésiée par la souffrance causée par la mort accidentelle de son époux quelques années plus tôt. Mariam ne pardonne pas à l’homme qui en est responsable, Shalom. Shalom, qui vit paralysé par sa culpabilité, s’est donné pour inflexible règle de dormir 12 heures par jours. Moyen pour lui de rattraper ses erreurs (s’il a tué, c’est qu’il s’est endormi au volant de sa voiture), et de se protéger du chaos du monde, du danger qu’est sa vie frontalière. Dans deux scènes terrifiantes, nous le voyons paniquer par le choix qu’il doit faire : l’alarme lui rappelant qu’il est l’heure de dormir se met à sonner, mais Shalom est à ce moment là appelé par la vie des autres, par le partage. Doit-il sortir de sa névrose et se risquer à vivre ? Doit-il rester dans son refuge soporifique ? Le frère de Youval semble plus apaisé. Il est soldat, et vient de faire la connaissance d’une jeune femme via un site de rencontres. Cette dernière, Boaz, est veuve, elle élève seule son adorable fillette blonde et subit la pression qu’exerce sa mère pour qu’elle se remarie. Entre les deux célibataires, l’échange annonce d’emblée une possible suite, un possible bonheur. La fille de Boaz a pour camarade d’école une petite arabe. Pour gagner de quoi la soigner, son père a trahi les siens en collaborant avec les Israéliens. Supportant mal d’avoir tué, il vient d’apprendre qu’il n’a plus le droit de rester dans la zone frontalière. Il se trouve alors dans la position précaire de tous ceux qui n’ont plus où aller : traître dans son pays, indésirable dans sa terre d’accueil, il n’a plus rien. Si ce n’est, tout de même, deux êtres qu’il adore, sa fillette et sa femme. Cette dernière est pour sa part confrontée à la séparation d’avec sa sœur Annan, restée de l’autre côté de la frontière. Les deux femmes passent de longs moments ensemble au téléphone, qu’elles comptent les secondes précédant l’explosion d’une bombe qu’elles entendent toutes deux, ou qu’elles s’égayent en chantant une chanson. Annan est enceinte, de son mari soldat dont elle attend impatiemment le retour.
Un film choral court le risque de la facile démonstration que, d’un côté comme de l’autre, on souffre en temps de guerre. 18 Km n’y échappe pas complètement, notamment lors du tragique final où l’on sait que l’horreur absolue va s’abattre sur chacun des personnages. L’amitié des deux fillettes, israélienne et arabe, pourrait aussi illustrer, pour la énième fois, que l’innocence infantile a bien raison de rester sourde aux absurdes brouilles des adultes. Mais le film n’insiste pas sur ce point. Nous voyons peu les petites, qui servent surtout à décrire l’amour immense que leurs parents leur portent. Si Avi Levi évite certains risques inhérents aux films sur les victimes de la guerre, c’est aussi que la souffrance des personnages n’est pas uniquement due à leur lieu de vie, ou qu’en tout cas il n’insiste pas sur ce point. La justesse de jeu des comédiens, le charisme de chaque personnage, la souplesse du montage nous faisant passer de l’un à l’autre et l’élégante la façon de les filmer, souvent en plans rapprochés, permettent l’adhésion du spectateur à leurs histoires. 18 Km n’est pas un film original, mais il est un récit efficace et touchant sur des moments de vie particuliers.
Dor d’Ofir Raul Graizer (fiction, 27min)
Dor, soldat israélien, vient de tuer un Palestinien. Il rentre chez ses parents pour le week-end, le temps de se reposer, de faire le point. Mais Dor ne peut plus vivre comment avant. Le film s’attache à montrer l’enfermement du jeune homme dans sa détresse, son isolement mental lorsqu’il se trouve au milieu de sa famille ou de son groupe d’amis. Le visage fermé de l’acteur est souvent filmé en gros plan, excluant de son univers ceux qui autour de lui ne sont souvent plus que des voix off. Des voix qui parlent entre autres des arabes (on s’interroge sur leur capacité à être modernes, on rappelle qu’on doit leur faire comprendre qui est le maître). « J’en ai assez de parler des Arabes » dit l’un des amis de Dor. On devine combien ce dernier n’a pas non plus envie d’entendre parler d’eux, tant ils assiègent sa pensée ou tant il tente de les chasser de son esprit. Dor ne mange plus, il parle à peine, il n’exprime aucune émotion. Et il décide de ne pas retourner à l’armée. Saura-t-il s’en tenir à ce choix ? Cette question là fait l’intérêt du film : peut-on refuser de combattre face aux pressions exercées par les parents et les supérieurs ? Dor ne creuse pas cette problématique, n’interroge pas la possibilité d’une désobéissance. Il montre une réponse possible et laisse au spectateur le soin de s’interroger par lui-même. Si ce parti pris est respectable, on regrette que le corps du film se concentre sans grande subtilité sur le traumatisme causé en Dor par la guerre. Gros plans sur son arme, sur la nourriture qu’il n’a pas touchée, juxtaposition d’une photo de lui en enfant innocent et de lui en jeune soldat, séquence de rêve du passé dans un moment idyllique mise en perspective avec des images de maisons criblées de balles, incontournable scène de douche où le malaise du jeune homme est patent… nous n’avions pas besoin de tant de signes pour comprendre que Dor va mal depuis qu’il a tué.
Seeds of Summer de Hen Lasker (documentaire, 63 min)
Lors de son passage dans un camp militaire israélien, Hen Lasker était tombée amoureuse de sa commandante. Des années plus tard, elle revient dans ce camp pour en filmer les femmes, les nouvelles recrues et leurs chefs. Le film est à la fois un document, sur la formation conduisant les jeunes filles à devenir guerrières et sur les relations parfois troubles qu’elles entretiennent entre elles, et un journal de bord de la cinéaste, Hen, qui intervient à la première personne auprès des jeunes filles. La première dimension n’est pas sans intérêt. Des entraînements aux tirs aux séances de confessions et punitions de fautes (bénignes), la rigueur est mot d’ordre ici. Certaines jeunes recrues le vivent mal, elles se sentent sales, se laissent aller aux larmes, l’une fait une crise d’angoisse. Mais dans l’ensemble, elles donnent plutôt l’impression de ne pas se trouver si mal dans ce camp. Pendant les pauses, leurs discussions restent légères, elles sont enjouées, elles rient souvent. Personne ne conteste quoi que ce soit en tout cas. À leur arrivée, on leur dit qu’à l’armée les inégalités sociales n’ont plus lieu d’être, qu’elles sont désormais toutes au même niveau. Progressivement pourtant, la hiérarchie se réinstaure, avec désignation d’une favorite à qui l’on donne des missions qu’elle n’est pas peu fière d’accomplir. Vers la fin, l’ardeur avec laquelle son équipe feint de combattre et la joie qu’elle ressent à avoir gagné fait froid dans le dos. Si l’on cerne l’efficacité de l’embrigadement militaire, on aurait aimé en apprendre davantage sur son mécanisme et sa subtilité. Les filles semblent convaincues à l’avance du bien fondé de leur présence au camp, la cinéaste ne les interroge pas à ce propos. Sans doute parce que ce qui compte pour elle est ailleurs, dans les relations qui se tissent entre les femmes et qu’elle tisse avec elles. Hen les suit, elle leur pose des questions, les femmes l’interpellent et l’interrogent à leur tour. De part et d’autre, c’est surtout l’une des commandantes, la belle Smadar, qui est objet d’attention, de curiosité et de fascination. La caméra s’invite jusque dans les douches, elle s’approche des corps, des visages, on sent le regard de la cinéaste attiré et désirant. Les échanges entre Hen et les jeunes filles sont parfois chuchotés, entre confidences et séduction. Nous restons à distance de cette dimension là. Qui ne partage pas la fascination que Hen éprouve pour les jeunes filles se lasse en effet de leurs conversations, de leurs sourires, de leurs questions intimes. Et du mouvement incessant de la caméra (cadrant souvent mal comme pour rendre compte de l’immersion de la cinéaste) dont on doute de la nécessité.