Si l’objectif de Sauna on Moon est de documenter soigneusement l’industrie macanaise du sexe et son milieu, il est certain qu’il ne déploie pas les moyens plastiques les plus appropriés. Bien que ce soit peut-être son ambition originelle, le film de Zou Peng fait vite le choix d’un regard choral beaucoup plus libre. La symphonie d’atmosphères, de personnages, fleure bon le Meurtre d’un bookmaker chinois. Les couleurs criardes, les airs de film-fête, les maraudages urbains d’un petit chef, renvoient volontiers à la scénographie dédaléenne de Cassavetes : les circonvolutions multidimensionnelles des intérieurs urbains trouvent ici un cousin dont la ligne directrice est le double fond. Rideaux, antichambres, couloirs d’hôtels, débrident à l’infini les pérégrinations de Wu, ce maquereau paternel et bouffi.
Chungking Express désamarré
Le rythme sensoriel est certes beau : la synesthésie proposée est une symphonie de bruits, de saveurs étranges, de sons et de visages, grassement bavés par la pellicule. Néanmoins, la boulimie de Zou Peng pour le fond peint, le plan de coupe, la respiration, chute dans le vide. Sans fil conducteur, le film reste à la périphérie de ses personnages. En bon film-danse qu’il est, Sauna on Moon est une élégie sans paroles – ou du moins, ses dialogues ne sont qu’un coup de pinceau de plus, pas un espace de premier plan. Quand le ballet de couleurs s’étire à l’extrême, il se pose un problème de distance : la proximité avec les personnages est noyée dans une cacophonie de coups d’œil frénétiques. L’attention est sans arrêt saisie par l’arrière plan. L’empathie ne naît pas : c’est, par exemple, avec une curiosité frustrée qu’on regarde une jeune ouvrière abandonner, tétanisée, sa virginité à un riche proxénète, puis disparaître du film.
C’est la patte boiteuse de Sauna on Moon : ce sentiment gênant de voir les rushes. Deux ou trois sentiers entamés puis délaissés, et nous prenons le rythme : ce n’est qu’une navigation somme toute très aléatoire, peu discursive, dans le thème de la prostitution. Reconnaissons à Zou Peng de ne pas sombrer dans un voyeurisme, ou simplement un érotisme vulgaire, mal à sa place. Non, Sauna on Moon pèche moins par luxure que par excès de gourmandise. Après avoir épuisé la curiosité, l’avalanche de scénettes devient un catalogue plutôt qu’une narration. C’est parfois touchant, parfois ennuyeux, parfois original ; mais avec l’immobilisme du film, cette galerie interminable nous plonge dans l’ennui. Est-ce un ennui si désagréable ?
Pas tant, finalement. De pamphlet (a‑t-il vraiment souhaité en être un ?), Sauna on Moon devient une variation, et en revient à sa nature musicale. Même s’il n’a de mélodie que son arrangement, c’est aussi une forme d’accès au film. S’abandonner au ressac labyrinthique des intrigues annexes, des personnages secondaires, des oublis, des surprises, est assez apaisant. Née de l’ennui, la molle flottaison dans ces images est l’expérience la plus agréable à en tirer. Sauna on Moon semble s’achever sur une tristesse : on le lit sur les visages, on l’entend dans la musique, mais on n’en a pas les clés. Tant pis, tant mieux.