C’est souvent la lutte qui préside à la construction d’une œuvre de John Cassavetes. L’existence d’un film hors système se gagne au forceps : même si le succès d’Une femme sous influence procure au tournage de Meurtre d’un bookmaker chinois un relatif confort, il n’est qu’une oasis passagère dans la trajectoire hors cadre du cinéaste. Comment ne pas voir alors dans ce récit d’un directeur de cabaret, survivant seul contre tous, une allégorie de la condition de créateur dans la jungle du cinéma ? Il y a bien sûr de cela dans le personnage de Cosmo Vitelli. Mais il y a, au delà d’une représentation de l’artiste – au sens de l’homme de scène, l’homme d’image, l’homme que l’on regarde –, une cartographie de l’homme seul. Cosmo Vitelli est une ombre mouvante : un personnage tout à fait melvillien, qui glisse de place en place dans un monde volontiers nocturne où sa trace est toujours perdue. Il est presque le seul être doué de mouvement : tels les points de chute du héros d’un banal polar, les lieux qu’il visite sont des chambres invariables, où il est toujours la même heure, où l’on retrouve toujours les mêmes visages.
L’espace, dans Meurtre d’un bookmaker chinois, est labyrinthique. Cassavetes place ses scènes dans des lieux repliés, favorables à l’entropie : l’enfermement infini des miroirs de la loge, et son architecture détruite par les amas de costumes, l’infini, encore une fois, d’un parking souterrain qui se prolonge démesurément dans une forêt de pylônes, ou encore l’abondance oppressante de voix et de visages à l’intérieur d’une voiture de la mafia, comme des démons spectraux. La clé, c’est la désorientation. En plus de ces structures spatiales démesurément répétitives, les volumes, eux aussi, se désordonnent en une avalanche d’étages, de caves, d’escaliers, d’antichambres, que ce soit au cabaret ou encore dans la villa du bookmaker. Le seul qui ne se morcelle pas et reste discipliné, c’est le temps, qui s’écoule lentement sur les lieux, dans de longs et tragiques silences – voir la scène de l’assassinat.
Dédale spectral
Si cette composition oppressante de l’espace nous semble si marquée, c’est peut-être du à une position assez inédite de la caméra dans le dispositif de Cassavetes : elle n’est plus seulement un témoin invisible, obéissant aux acteurs et à l’aléatoire de leur jeu. Elle devient intrusive, un véritable espion. Meurtre d’un bookmaker chinois est filmé de loin, par le trou de la serrure. On y a toujours ce sentiment voyeuriste, ce fantasme de paparazzi. Le point de vue prend une teinte coupable. Vus de si loin, les espaces sont souvent tranchés par un élément de premier plan, certains visages sont camouflés. Le champ est réduit à l’état d’une trace : on voit ce que notre position inconfortable a bien pu enregistrer, on « fait avec ». Comme des petites perles documentaires, des coups de chance, la caméra saisit parfois l’expression bouleversante d’un visage ; ce n’est pas forcément celui de Cosmo Vitelli, c’est parfois celui d’une de ses « divines », et l’émotion qui transparaît a le goût de l’unique. Elle est saisie, volée.
De la musicalité de cette partition émerge le portrait de « l’homme de scène » dans toute sa puissance tragique. Il n’existe que pour sauver les apparences. En filigrane, Cassavetes travaille volontiers sur la théâtralité de la vie, notamment dans les divagations de Vitelli sur la fin du film : choisis un personnage, et joue-le, c’est le plus important. Une balle dans l’abdomen, ce n’est rien, car à ce jeu-là il n’y a pas le temps de s’arrêter ; ainsi presse-t-il vite ses danseuses inquiètes de ne pas se faire de mouron et de reprendre le spectacle – « the show must go on ».