Le destin en plein cœur du communisme soviétique d’un médecin qui forme les candidats à la conquête spatiale. Cruauté du système, héroïsme mortifère, romantisme de la folie, dans une esthétique tarkovskienne aussi belle que paralysante.
En 1961 en Russie, Staline est mort et remplacé par Khrouchtchev depuis huit ans. C’est l’époque de la conquête spatiale et de l’effacement des traces gênantes de la mégalomanie soviétique. Alexeï Guerman Jr suit quelques mois de cette histoire dans une Union soviétique brumeuse et en voie de désolation. On y lance des fusées et on y prépare de jeunes candidats au voyage dans l’espace. Une faune d’entraîneurs, de militaires, d’habitants locaux, de médecins – le personnage principal en est un – vaque, mélancoliques mais inflexibles, rouages déjà rouillés de l’engrenage politique moscovite dont les directives gagnent en absurdité à mesure qu’elles s’éloignent de la capitale.
En contre-plongée, un train qui porte une fusée avance au pas en grinçant. Une voix off introduit l’histoire. Tout semble voilé de gris et de blanc, des tons proches mais variés atténués par un brouillard puissant, les rouges brillent légèrement. Des hommes et des femmes marchent lentement au milieu d’objets en tous genre. On pense aux plus évidentes caractéristiques du cinéma de Tarkovski et constate le goût de Guerman pour une couleur qui participe pleinement à construire et spatialiser chaque image. Soldat de papier est une fiction historique, ou plutôt une fiction au milieu de l’historique. Les libertés prises sur les destins individuels – quels vilains mots en 1961 – laissent agréablement respirer et enfler ce fond historique.
Si loin des villes, les grandes lignes du parti semblent des idées inflexibles à tout contexte. Appliquées implacablement, elles broient autant les victimes que les exécutants. Le système rend fou ? Chacun s’en désole, l’idée de s’en échapper ne parait pourtant pas. Pas ici du moins. Le seul échappatoire toléré – et omniprésent – reste la folie, une manière respectable d’occuper sans gêner un nouveau territoire. Dans une belle scène, la femme du docteur, venue seule de Moscou le rejoindre sur les lieux d’entraînement, se retrouve sans le savoir dans un ancien camp du Goulag. L’armée est en train de brûler au lance-flamme les baraquements délabrés, qui semblent littéralement pourris, et d’abattre tous les chiens de garde devenus sans fonction à leur fermeture. L’homme qui mène l’opération exécute les ordres froidement (plus de camp = plus de chien) mais sans caricature ni méchanceté. Même quand une vieille femme le supplie de laisser sa baraque, qu’elle est ici depuis si longtemps qu’elle ne veut plus aller nulle part, il ne déroge pas à ses ordres, le règlement est plus fort que l’homme. En un sens, c’est précisément cette attitude qui mène aux grandes choses. Qui mènera l’Union soviétique à la tête de la conquête spatiale et Youri Gagarine en premier dans l’espace. Qui mène aussi depuis trente ans au moins à la folie meurtrière soviétique. Les grandes idées font aussi les grandes dictatures.
L’intérêt ici est précisément d’observer les dégâts occasionnés par les idées en plein reflux de la dictature. Il ne s’agit pas de le blâmer, et Guerman Jr y associe également le pouvoir d’une époque où les idéaux étaient en pleine puissance. Rapidement, il est clair que les personnages seront broyés par le système dont ils n’envisagent pas de ne plus faire partie. Concrètement le docteur Daniel Pokrovski se rend compte à chaque décollage qu’il entraîne de jeunes soldats vers la mort et s’en rend malade jusqu’à se sentir damné et se laisser sombrer.
Formellement tout concorde. L’excès russe que façonnent les arts qui l’évoquent, sa métaphysique et ses doutes éternels, ressassés à la mode dostoïevskienne, en dialogues qui deviennent comme des monologues intérieurs, tout cela est mis en scène délicatement, sous une caméra qui passe d’un personnage à un autre en douce mélancolie. Et ces steppes désolées où courent de jeunes mâles rutilants mais terrorisés, où déambule Pokrovski en marmonnant, fiévreux, se rêvant déjà mort, ne sont pas sans beauté.
Pourtant si le film parvient à fasciner jusqu’au bout, que dit-il finalement sur la vision de cette époque par son réalisateur, et au moins par rebond sur l’époque actuelle. Il n’est pas une ode à la science héroïque, il est d’ailleurs critique envers ce système autodestructeur. Mais Guerman Jr pense-t-il que seul le système est écrasant ? Ou est-ce selon lui le caractère des hommes (des Russes ?) d’obéir aussi héroïquement qu’aveuglement à une idée, si belle soit-elle ? Ou encore était-ce ce temps des engagements qui permettait de tels sacrifices ? Un peu de chaque sans doute, c’est à la fois un peu vague vu d’un autre pays, et un peu renfermé par la logique très claire des personnages : action inflexible et parole perpétuelle. Tout cela dans une esthétique elle aussi très fermée sur ses influences. Malgré l’empathie qui se développe pour les personnages, il semble manquer à Soldat de papier une dimension, au-delà de l’idée que l’histoire se drape trop facilement dans ses grandes actions et ses grands hommes pour effacer des pans entiers de mémoire pourtant non moins constitutifs. Part ultime de l’héroïsme, au-delà du sacrifice de la vie, sacrifier jusqu’à son souvenir pour les générations futures.