En sept films de long-métrage, le réalisateur « russe » officiant en URSS a formé une œuvre incomparable portant le cinéma vers des sommets esthétiques et narratifs, mais aussi en matière de pensée et de vision du monde. La tentation d’exhaustivité se heurte à l’extraordinaire densité de la filmographie d’un artiste pour lequel il a fallu sans cesse composer avec des autorités hostiles, son captivant Journal est le témoignage saisissant de cette antichambre d’un exil à l’issue dramatique. C’est pourquoi il a été choisi ici de procéder par une sorte de dialogue entre les films et quelques figures ou éléments fondamentaux de son cinéma.
Avec les spectateur
Un passeur
« L’artiste est ainsi un serviteur, éternellement redevable du don qu’il a reçu comme par miracle » écrit-il dans Le Temps scellé. On ressent ici toute la tentation démiurgique tarkovskienne, une très haute idée de l’art et de lui-même. Les livres du cinéaste témoignent de la grande attention qu’il porte à la réception de son œuvre, plus de la part du public que de la critique. À propos de cette dernière, il est souvent d’une grande sévérité, et ce même lorsque ses films sont encensés par elle, comme ce fut largement le cas en Occident dès L’Enfance d’Ivan (1962). Il reproche par exemple à Jean-Paul Sartre des surinterprétations appauvrissantes, signe, selon le réalisateur, d’une totale incompréhension de son film et de son geste artistique. Son Journal transcrit de nombreux billets que les spectateurs lui remettent ou lui envoient. Il ne dissimule pas les plus assassins, comme à propos du film Le Miroir : « Quelle nullité ! Quel navet ! Quelle horreur ! Mais c’est un coup pour rien, car il n’a pu atteindre le spectateur, et cela c’est essentiel…» Mais à propos de la même œuvre, voici les mots d’un retraité : « Votre film me bouleverse. Votre manière de pénétrer le monde des sentiments de l’adulte et de l’enfant, de faire appel à la beauté du monde qui nous environne, de montrer des valeurs authentiques, de faire vibrer chaque objet, de transformer chaque détail du film en quelque symbole […].» Voilà sans doute l’un des plus beaux hommages que l’on pouvait faire à Tarkovski : être un passeur, à l’image du Stalker, dans le film homonyme, qui fait accéder à la « Zone », un univers en soi, avec ses règles, que seul lui maîtrise et connaît. Dans un dialogue avec Vincent Barré, le sculpteur anglais Richard Deacon évoque Stalker : « Lui seul [le Stalker] est capable de faire ce chemin labyrinthique, contraire à la logique […]. Y aller directement, c’est se placer dans un monde logique, matériel. C’est seulement lorsqu’on est dans le système complexe de cette progression détournée que l’on entre dans le monde où cette chose est possible. »
Don, partage et échange
Ainsi s’agit-il d’un dialogue entre un cinéaste-émetteur, et un spectateur-récepteur, mais se situant en fait au-delà d’une simple relation unilatérale. Si l’image « impressionne » le public, montre un chemin, il appartient au spectateur d’accomplir un cheminement qui lui soit propre. À ce dernier de renvoyer de l’affect, un peu de lui-même, de « remplir ». Au passage, cette spécificité explique pourquoi on peut être autant bouleversé par un film de Tarkovski, en se l’appropriant, qu’ennuyé si la relation n’opère pas, si l’on ne renvoie aucune image aux images. Les deux entités, cinéaste et spectateur, forment ainsi un couple et entament une sorte de collaboration, un dialogue et une transmission émotionnels. L’artiste a en charge de transcrire par quelque medium, en l’occurrence le cinéma, une appréhension du réel « à travers une expérience subjective », de livrer « une vision nouvelle et unique de l’univers, un hiéroglyphe de la vérité absolue ». Le cinéma de Tarkovski, souvent considéré comme intimidant (voire pompeux pour les plus mauvaises langues), n’est donc pas intellectuel, même s’il regorge de culture, mais celle-ci à une fonction d’impression, d’inscription mentale, affective et émotionnelle. Chaque film donne des instruments de connaissance et de maîtrise de ce que l’on pourrait nommer un cosmos : « L’infini ne peut être matérialisé, mais on peut en créer son illusion, une image. » Doté d’un don, le cinéaste n’a pu que sacrifier sa vie à rendre sensible, et non intelligible, l’univers : l’acte cinématographique tarkovskien se fait sous les auspices de la transmission et du dialogue.
Avec l’art et la culture
De l’art cinématographique
Tarkovski, petit-fils et fils de poète qui s’est essayé à la peinture et a tout au long de sa vie pratiqué le dessin, n’est pas un cinéaste par défaut. Avec ses possibilités intrinsèques en matière de récit et de plasticité, le cinéma combine ce qu’il a pu considérer comme une sorte d’art total. Et à le lire ou à le voir, on comprend bien, cela a déjà été souligné précédemment, qu’il se considère comme, avant tout, un artiste, dont le medium d’expression est en l’occurrence l’art cinématographique. On ne peut pas dire qu’il ait un esprit de corps très développé, ses jugements envers ses condisciples sont souvent sévères, faisant état d’une consternation sans appel. Dovjenko, auteur notamment de La Terre, est par exemple l’un des seuls cinéastes soviétiques qui trouve grâce à ses yeux et à propos duquel s’opère d’ailleurs une indéniable filiation dans L’Enfance d’Ivan par certains décadrages et traitements de personnages inscrits en contre-plongée et contre-jour dans le paysage. Assez logiquement, Ingmar Bergman est l’un des quelques cinéastes européens dignes d’intérêt selon lui. Mais l’art tarkovskien est très loin de situer dans la citation cinématographique comme cela a été le cas, par exemple, pour la Nouvelle Vague française. Loin de considérer pour autant le cinéma comme illégitime ou mineur par rapport aux autres formes d’expressions artistiques, il s’agit surtout de faire entrer la culture et l’art dans sa propre œuvre.
Culture du sacré
Au plus loin de la Terre, la station spatiale de Solaris est remplie de culture, les personnages, des scientifiques lettrés, se raccrochent ainsi à l’humanité : livres, tableaux ainsi que la Sainte Trinité de Roublev dans la cabine de Kelvin (Donatas Banionis). La salle commune de la station s’avère être un véritable cabinet de curiosité humaniste. La citation littéraire, notamment les Écritures saintes, est une occurrence dans l’œuvre à partir d’Andreï Roublev. À cet égard, Le Sacrifice s’ouvre sur des détails de L’Adoration des mages de Vinci, baigné par une pièce musicale issue de La Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach, son compositeur favori. Deux sources et thématiques religieuses qui seront des composantes essentielles du film. Alexandre (Erland Josephson), alors qu’une apocalypse survient, est le dernier des croyants comme Abraham fut le premier. Alors que ce dernier accepta de tuer son fils Isaac comme preuve de sa soumission à Dieu, Alexandre se sacrifie et sauve « Petit garçon », enfant mutique dont les mots suivants retentissent dans la dernière scène : « au commencement était le verbe ». Le Sacrifice est ainsi l’histoire d’une humanité renaissante. Cette façon de faire entrer cette substance culturelle et artisitique dans ses films est la démonstration du lien intime entretenu avec elles, sous la forme d’une sacralisation de celles-ci, comme valeurs humaines suprêmes auxquelles toutes les autres sont soumises. Mais la manière dont il les intègre n’est pas citationnelle, elles entrent en résonance avec sa propre prise de parole, permettant de sa part l’entame d’un dialogue afin de favoriser cette communication sensible avec le spectateur. Mais la culture et l’art religieux ne sont pas les seules composantes des films de Tarkovski. Le Miroir est, dans certaines séquences, une mise en image de poèmes de son père Arseni, récités par ce dernier en voix-off. Il s’agit aussi de l’œuvre la plus « directement » autobiographique du cinéaste.
Filiations et prolongements
La sophistication picturale tarkovskienne renvoie directement à l’idée de la composition de tableaux, d’autant plus évidente lorsque la fixité du plan est instaurée, mais aussi par le biais de l’usage du zoom entraînant des recadrages à l’intérieur du plan. Cela est appuyé par le fait que les personnages sont parfois filmés en état de pose, figés comme un modèle en train d’être peint. D’une manière très générale, la précision de la disposition des figures dans le cadre est extrêmement frappante. On pense à la discussion dos à dos entre Roublev et son maître Théophrane le Grec ou bien à la séquence de Stalker où chaque protagoniste repose sur un élément différent. L’écrivain sur la terre (tout comme Gortchakov, lui aussi écrivain, à la fin de Nostalghia), le scientifique sur la pierre, le passeur entre eau et boue. Les personnages ne sont ici jamais réunis dans le cadre, ce qui renvoie fortement à l’idée du polyptyque en peinture, en l’occurrence le triptyque. L’odyssée des trois protagonistes forme aussi une Trinité, figure sur laquelle il s’agira de revenir. L’inspiration et la composition des images relèvent ainsi souvent d’une tradition picturale où la Renaissance tient un rôle majeur. Et la filiation est parfois très directe. Il est frappant dans Andreï Roublev de reconnaître de manière évidente la citation des tableaux de Pieter Brueghel l’Ancien dans l’angle des cadrages, le traitement des minuscules silhouettes dans des paysages enneigés et la succession entre premier et second plan.
On peut considérer aussi que certaines figures grotesques, comme celle de l’histrion, semblent sortir d’une scène de genre flamande du XVIe siècle. Alors que dans Solaris Tarkovski filme longuement Le Retour de la chasse du peintre flamand, en le déconstruisant et en isolant des détails, Le Miroir pousse cette logique à son terme. Dans cet autoportrait éclaté surgit un souvenir dans un paysage de neige dans lequel on retrouve de nombreux éléments du tableau : patineurs sur la glace, arbres décharnés, la même pente plongeante faisant se succéder deux plans disjoints. Ainsi dans Andreï Roublev et Le Miroir en passant par Solaris, le cinéaste passe de la citation à la mise en dialogue de Pieter Brueghel avec ses propres images.
Icônocinématographie
La qualification d’artiste russe s’impose en ce qui concerne Tarkovski : il pratique un « art russe », notamment en matière d’imagerie. Dans son Journal, le réalisateur cite un certain Korsakov : « L’on ne peut vivre dans ce pays ; l’on ne peut faire son salut qu’ici…» Andreï Roublev est un film sur un peintre d’icône qui ne peint pas, ceci en raison du chaos du monde dont il est le témoin : famine, violence, paganisme. Tout l’intérêt de Tarkovski se porte sur la question de la gestation de l’acte artistique, pour cela Roublev (Anatoli Solonitsyne) connaît un douloureux cheminement, s’apparentant largement au parcours christique de la Passion, qui le conduira à illustrer l’harmonie trinitaire dans La Sainte Trinité. Dans la tradition russe, il s’agit de « l’icône des icônes », une image absolue qui n’arrête pas le regard, de celle que l’on traverse et qui fait accéder à l’infini, en l’occurrence à l’essence du divin. On peut considérer que Tarkovski, selon sa conception de l’artiste et le rôle qu’il lui confère, a poursuivi dans sa filmographie une quête de la mise en forme d’images absolues. L’une d’elle est sans doute à repérer dans Stalker, lorsque les trois protagonistes, révélés à eux-mêmes au terme du parcours, renoncent à entrer dans la chambre de la « Zone », à l’intérieur de laquelle leurs désirs seraient exaucés. Le passeur, l’écrivain et le scientifique se tiennent assis sur le seuil de celle-ci, composant ainsi une Trinité. La Sainte Trinité adopte une perspective inversée, c’est-à-dire que le point de fuite n’est pas situé dans l’œuvre, mais c’est celui qui regarde qui est regardé, par Dieu. Dans Stalker, le plan débute de manière assez rapprochée sur les trois êtres, puis un zoom arrière conduit à deux évolutions. Un cadre dans le cadre se forme et l’on comprend surtout que la source de l’image, la caméra et l’œil du cinéaste, s’avère être le cœur de la Zone. C’est ce dernier, dans cette séquence, qui regarde la Trinité sur son seuil. Le spectateur fait alors l’expérience d’une forme d’absolu en matière de point de vue et d’image.
Empreintes dostoievskiennes
Le cinéaste se situe également très nettement dans une lignée littéraire profondément russe, particulièrement dans le sillage de Fedor Dostoïevski, qui disait que « l’art sauvera le monde ». Tous les personnages de ses films sont face à des problématiques analogues à celles de l’écrivain russe, la relation de l’homme au monde, la recherche de Dieu et le cheminement vers la vérité. Et plus les personnages tarkovskiens se situent loin de leur centre de gravité, la Russie, plus ces questions sont pressantes et vitales (le cosmos dans Solaris, l’île dans Le Sacrifice, l’Italie dans Nostalghia). De nombreux personnages sont construits à partir d’une matière dostoïevskienne, particulièrement autour de la figure du « fou », en fait lucide et détenteur d’une vérité prophétique sur le monde. Il en est ainsi dans Nostalghia avec Domenico, illuminé vivant reclus dans sa maison et cherchant à sauver le monde du matérialisme. Otto, le facteur dans Le Sacrifice, est constitué de cette même substance, alors que l’apocalypse menace. Domenico et Otto détiennent la solution pour sauver le monde qu’ils livrent aux deux personnages principaux. Dans le premier cas, il s’agira pour Gortchakov de traverser, une bougie allumée en main, une piscine vidée de son eau. Pour le second, il faudra qu’Alexandre aime Maria, une pauvre femme marginale à qui l’on accorde des pouvoirs magiques. L’œuvre tarkovskienne est traversée par des figures en quête de pureté et de sainteté, à l’image de celles que l’on retrouve chez Dostoïevski, le prince Mychkine dans L’Idiot ou Zossima dans Les Frères Karamazov. Il est ainsi aisé de dresser des analogies entre le romancier et le cinéaste qui partagent aussi une relation mystique avec la Terre.
Avec la Terre, la Mère et la Russie
Regarder la Terre
En quête de la présence de Dieu ou faisant le douloureux constat de son absence, le cinéma de Tarkovski filme la Terre et non le Ciel. Il s’agit d’un élément premier, de la matrice primordiale de son art : une caméra braquée sur elle. La scène la plus démonstrative en la matière se situe certainement dans le prologue d’Andreï Roublev, lorsqu’un homme défie les lois physiques par le biais d’une montgolfière fumante. Après s’être élevé, le personnage déambule en altitude, avant d’être ramené, comme aimanté, vers le sol au terme d’une chute qui sonne comme un avertissement : on ne quitte pas la Terre. Plus que le fait de voler, c’est le filmage qui est le plus significatif. Il est ici principalement organisé en plongée, de manière fixe (au moment de l’élévation du fébrile engin) ou horizontale : des cieux on ne voit que la Terre. La verticalité n’intervient pas dans le sens ascendant, seulement lors de la chute, du retour sur Terre. C’est sur cette dernière qu’est à chercher la présence de Dieu, le Salut et, plus globalement, le sens de l’existence humaine. Chez Tarkovski, la Terre n’est pas monolithique mais organique, vibrante, ondulante et surtout, humide. Il s’agit en effet d’un élément très largement aqueux, l’eau et la boue en sont des éléments constitutifs. Ils agissent en conducteur, un fil qui relie l’être à l’expérience de l’existence. Cette Terre est certes parfois présente à l’état minéral. À ce titre, un travelling de L’Enfance d’Ivan revient de manière pratiquement similaire dans Andreï Roublev. Une couche de Terre est parcourue par la caméra, la tranche recèle un complexe réseau de racines. Il s’agit aussi ici d’un motif temporel, l’épaisseur physique est aussi une couche de temps, une figure de l’éternité.
Terre et Mère
Cet indissoluble lien à la Terre est donc absolument fondamental, il achève de rendre évidente la nature profondément russe de l’âme tarkovskienne. Elle est clairement assimilable à la Mère et à la Russie, indissociable couple : chaque être est un enfant de cette Terre. L’étreinte avec la Terre est une figure récurrente, les personnages se fondent littéralement en elle, laissant leur corps se faire envelopper dans des actes véritablement fusionnels. Nulle symbolique sexuelle dans ces scènes, il s’agit de s’abandonner sereinement dans les bras de la Terre, comme entité physique, la Russie, et humaine, la Mère. Il en est ainsi dans une scène de Stalker déjà évoquée. Dans Andreï Roublev, après avoir trouvé l’argile, longuement recherché, qui servira à la fonte de la cloche, le jeune fondeur se laisse tomber à la renverse les bras en croix, les yeux au ciel, épuisé mais radieux. L’accomplissement du miracle, le jeune garçon ment sur ses capacités que ne lui a pas transmis son père décédé, fait de la Terre un élément nourricier. La cloche, après le temps de gestation dans les entrailles de celle-ci, sort de terre comme d’un ventre. La difficile extraction de l’objet est très clairement assimilable à un enfantement rédempteur : le jeune garçon se sauve (on lui avait promis la mort s’il échouait) et Roublev reprend foi en la nécessité de créer. Cette association Terre-Mère est aussi très nette dans L’Enfance d’Ivan. Orphelin comme le fondeur de cloche (il s’agit également du même acteur, Nikolaï Bourliaev), son élément de prédilection est le marais aqueux et boueux, métaphore évidente du liquide amniotique, d’un retour au stade originel, fœtal. Dans ceux-ci, il retrouve sa mère qui fut sauvagement assassinée. Adopté par des officiers soviétiques, la guerre fait office de figure maternelle de substitution. Cette relation fusionnelle avec la chose guerrière éclaire la virulence de son refus d’aller étudier dans une académie militaire, qui consisterait pour lui à une nouvelle perte de la Mère, un intolérable arrachement.
Recréer la Terre et la Russie
L’éloignement de la Terre, ainsi assimilée à la Mère et à la Russie, constitue, comme cela a été souligné pour le jeune Ivan, un déchirement ne pouvant aboutir qu’à une profonde mélancolie, que le cinéaste a lui-même vécu à la fin de sa vie. Dans Nostalghia, l’écrivain Gortchakov est sur les traces d’un compatriote russe exilé en Italie au XVIIIe siècle. Tarkovski en fait un personnage en errance, traînant son « mal du pays » dans lequel il pourrait toutefois retourner à tout moment. Il s’agit aussi de la confrontation de la culture orthodoxe et catholique, le personnage refusera d’entrer dans une église. En préparant son voyage pour la planète Solaris, Chris Kelvin, lors de promenades matinales, sonde le moindre recoin de cette Terre qu’il entend ainsi inscrire en lui, aussi bien mentalement que physiquement. La figure circulaire de l’étang qu’il parcourt est en cela particulièrement significative : il semble prendre la mesure de l’élément terrestre avant de s’en extirper. Et à son arrivée dans le cosmos, ce ne sont que des expériences terrestres qui ressurgissent par l’intermédiaire du pouvoir de la planète Solaris. Ce sont les apparitions de Harey (Natalia Bondartchouk), un amour perdu toujours renaissant sur la station spatiale, ce qui donne lieu à des séquences formidables de terreur et d’érotisme mêlés. L’être humain ne peut s’abstraire de la Terre, elle revient à lui, le monde chez Tarkovski est toujours renaissant. Dans le dernier plan, Kris Kelvin recrée sur la planète Solaris un îlot, un coin de paysage russe centré sur la maison familiale. Cette dernière est l’un des motifs qui se répète de films en films, dans Le Miroir, Nostalghia et Le Sacrifice, dans ce dernier « Petit garçon » en recrée une miniature pour l’offrir à Alexandre.
Un cosmos terrestre
Dans Le Sacrifice et Stalker, l’eau s’avère un miroir réfléchissant le ciel. On perçoit au fond de cette eau des vestiges d’une vaniteuse humanité après ce que l’on peut considérer comme une apocalypse, celle qui survient dans Le Sacrifice et dont résulte la « Zone » dans Stalker. Dans ce dernier, un plan vertigineux, au sens propre, et remarquablement construit abolit les logiques de Terre et de Ciel, de haut et de bas et d’échelle. Il s’agit d’un lent mouvement de caméra rotatif de bas en haut en zoom arrière. Il débute sur ce que l’on croit être une montagne, qui n’est en fait qu’un rocher sur lequel une mousse verdoyante est accrochée. Le plan évolue ensuite sur une grande étendue bleue grise que l’on assimile au Ciel, il s’agit en fait d’une vaste étendue d’eau dont on perçoit, au fur et à mesure de l’élargissement du plan, les berges formées d’une épaisse forêt. Aussi sophistiqué et virtuose que soit ce plan, il s’agit avant tout pour le cinéaste de fondre, dans un continuum temporel, Terre et Ciel, de former une image où le cosmos serait contenu, tout en allant vers l’idée que tout doit être ramené à la présence terrestre.