Aux origines du méfait
Avant d’évoquer Suburra, dernier avatar de ce qui semble être une production filmique italienne mainstream enfin capable d’obtenir une reconnaissance internationale, il est nécessaire de revenir aux origines de ce phénomène apparemment nouveau. Venons-y: tout a commencé avec Romanzo Criminale. Car c’est bel et bien à partir de l’excellente fresque de Giancarlo De Cataldo, capable de revisiter l’histoire italienne via celle du crime, tout en conjuguant habilement les codes du roman policier et le souffle épique d’une histoire « générationnelle », qu’a pris naissance une démarche de transposition qui va du film à la série. D’où la présence attendue derrière la caméra de Stefano Sollima, réalisateur qui doit justement sa reconnaissance à deux productions télévisuelles : Romanzo Criminale, et Gomorra.
Fort du succès de cette dernière série, Sollima revient vers le grand écran avec une adaptation de Suburra de Giancarlo De Cataldo et Carlo Bonini. Après la déconvenue d’A.C.A.B., le choix de ne pas quitter le périmètre du roman noir et de s’en remettre à un écrivain (De Cataldo) désormais devenu scénariste attitré des splendeurs et misères criminelles de la capitale, a tout de la bonne vieille recette.
Monde du milieu, et médiocrité
Si le passage au cinéma semble viser une forme de consécration artistique, on pouvait attendre de Sollima qu’il insuffle à son film un peu de la profondeur narrative de Gomorra en même temps que de son intensité visuelle, qu’il exploite le potentiel de Rome comme foyer d’intrigues sombres, qu’il s’essaie à décrypter les dynamiques de Mafia Capitale et les faits divers tout récents dans lesquels il pioche sans retenue. Attente amplement déçue : Suburra, en voulant être un film d’enquête, mais aussi de dénonciation, un film de genre, mais aussi un portrait allégorique de la ville éternelle, finit par revoir ses ambitions à la baisse.
À travers l’expédient d’une actualité différée (les faits ont lieu en 2011), le film dresse un portrait de Rome et de ses trois pouvoirs : religion, politique et crime, dont les acteurs respectifs sont tous impliqués dans l’alléchante perspective d’un chantier qui verra la transformation du littoral d’Ostia en nouvelle Las Vegas. Ce récit enchâssé, qui fait s’entrecroiser les protagonistes de ces différents mondes dans un espace intermédiaire et ambigu, la fameuse « Suburra » (du nom d’un ancien quartier de Rome où les criminels rencontraient les puissants), est par ailleurs scandé avec grandiloquence en sept jours « avant » (et pendant) l’Apocalypse, coïncidant avec la chute du gouvernement et les démissions du Pape.
Or, si Suburra a le désir de mettre en scène une zone grise, le « monde du milieu » pour reprendre l’enquête sur la mafia romaine, le film se contente de réitérer, en les dépoussiérant à l’aide d’une reprise de l’actualité médiatique, une suite de figures soi-disant emblématiques. Un politicien drogué et aimant les parties fines, des clans criminels rivaux (où apparaît, quelques mois après les funérailles d’un parrain du clan Casamonica, une famille mafieuse tzigane), un survivant de la bande de la Magliana désormais devenu patron de Rome, un cardinal corrompu… Si l’on y ajoute un choix de narration faisant s’entrecroiser tous ces personnages, on comprend comment le film en arrive à dépeindre un monde si clos qu’il laisse une sensation d’étouffement. L’apocalypse de Suburra ne correspond alors, finalement, qu’à l’implosion de cette constellation d’acteurs médiocres dans un règlement de comptes généralisé.
D’une série l’autre
Mais c’est véritablement au niveau de la mise en scène que Sollima révèle ses limites. Ou mieux, non pas ses limites, mais ce qui semble bel et bien un choix commercial : répliquer les codes de la série Gomorra pour garantir au spectateur une marque de fabrique. On est donc frappé, malgré la distance géographique entre Rome et Naples, par des recoupements de lieux flagrants : une scène de boîte de nuit vue depuis la cabine d’observation (comme lors de la fameuse confrontation entre Don Savastano et son lieutenant Ciro), des rencontres louches sur le littoral, ou encore les intérieurs kitschs et baroques de la villa du clan tzigane-napolitain.
D’autant plus que le style fonctionnel de la série devient ici monotone, à force d’emprunter sa palette visuelle (le bon film noir doit visiblement n’être que teintes grises, reflets métallisés et flashs de néons) et sa dynamique au clip vidéo. Les petits artifices auxquels l’auteur a recours – tels l’omniprésence de plans panoramiques laissant voir les personnages d’un point de vue oblique, pour amplifier le sentiment d’espace, ou des confrontations en diagonale, afin de créer un effet de perspective, ou les zooms alternés sur une partie du corps immédiatement avant une scène de violence pour intensifier l’action – finissent par créer un mouvement immobile, parce qu’attendu, figé d’avance. La seule réponse face à cette fixité est alors dans la surenchère, comme le démontre une longue et pénible scène de sexe que les producteurs d’une série auraient, eux, eu le bon goût de couper.
Suburra, derrière son aura transgressive, s’avère donc incapable de susciter désirs et fantasmes – prérogative du genre auquel il appartient – tant il semble être le roman criminel de trop, condamné à rejouer les autres. Difficile de ne pas voir dans cette toute dernière production une solution de confort, mais aussi un rouage commercial visant à profiter de l’onde de choc de Gomorra. Car Suburra aussi (on l’avait deviné) est destiné à devenir une série, prévue pour l’an prochain.